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Dmytro Kuleba : « Je ne voudrais pas être à la place de Zelensky »
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Lunettes rondes, comme son visage l’était avant que la guerre, les nuits blanches, les intrigues politiques et les coups bas ne le tannent, Dmytro Kuleba tourne dans toute l’Ukraine pour y donner des conférences. Chef de la diplomatie ukrainienne de mars 2020 à septembre 2024, il a ferraillé pour tenter de rallier la communauté internationale à la cause de son pays.
Apprécié des Européens, populaire en Ukraine, Dmytro Kuleba explique au Point que l’Europe risque d’être déçue si elle espère encore « se réveiller un beau matin avec les États-Unis à ses côtés, comme si tout ce qui arrive aujourd’hui n’était qu’un mauvais rêve ».
L’ancien ministre se consacre désormais à une carrière académique et enseignera à Sciences Po Paris en février. À condition que soit levée une injustifiable interdiction de quitter le territoire.
Mandatory Credit: Photo by Mauro Scrobogna/LaPresse/Shutterstock (15354016af)
Minister of foreign affairs of Ucraina Dmytro Kuleba on the occasion of the “Weimar Plus” Ministerial meeting dedicated to Ukraine and European security. Villa Madama, Thursday June 12 2025.
Rome - “Weimar Plus” Ministerial Meeting, Italy - 12 Jun 2025/shutterstock_editorial_Rome_Weimar_Plus_Ministerial_15354016af2506121616
Dmytro Kuleba. © (Scrobogna/LaPresse/Shutterstock/SIPA/Scrobogna/LaPresseSIPA)
Le Point : Les négociations continuent de susciter de nombreux espoirs malgré l’absence de résultats concrets. Volodymyr Zelensky accepterait de faire des concessions, mais ce n’est pas très clair. Où en est-on ?
Dmytro Kuleba : Les déclarations de Zelensky sont claires. Les propositions américaines le sont plus ou moins aussi, même si, en diplomatie, rien n’est acquis tant que tout n’est pas acquis. Et on ne saurait trouver de meilleur exemple à cette maxime que ce qui se joue aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine. Il ne reste qu’une seule question : si Zelensky accepte de faire des concessions douloureuses en échange de garanties de sécurité, de véritables garanties de sécurité et de la promesse du redressement de l’Ukraine, Poutine acceptera-t-il de mettre fin à la guerre ? Se contentera-t-il des concessions ukrainiennes pour stopper son agression ?
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À mon avis, il pense pouvoir atteindre 100 % de ses objectifs militaires, en y mettant le temps. En revanche, pour aboutir à un accord, il doit faire, lui aussi, des concessions. Est-il vraiment prêt à les faire ou peut-il se permettre de faire la guerre un an de plus dans l’espoir de tout obtenir ? Fondamentalement, la question à ce stade est : Poutine acceptera-t-il un compromis et, ensuite, respectera-t-il les termes de l’accord ?
Qu’attendent les Américains de ces négociations de paix ?
Les États-Unis ne s’intéressent qu’au résultat. Ils veulent une grande victoire pour le président Donald Trump. Peu importe comment ils y parviennent. Et pour atteindre leur objectif, ils ajustent leur politique et leur approche. Ils n’ont pas d’abord et préalablement défini un objectif, puis planifié une stratégie. Ils ne fonctionnent pas comme ça. Ils ont un objectif, puis se disent : « Essayons ceci. » Cela n’a pas marché ? « Essayons cela. » Cela n’a pas marché non plus. « Alors, encensons Zelensky » ou « encensons Poutine ». « Condamnons Zelensky » ou « critiquons Poutine ». Ils font tout ce qu’ils peuvent pour parvenir à leurs fins. C’est comme ça que fonctionne l’équipe de Trump et ce sont eux qui décident. La principale différence entre l’Europe et les États-Unis ne tient pas à la méthode, mais au prix à payer. Trump dit : « Peu importe le prix. Je veux cet accord. » L’Europe et l’Ukraine répondent : « Non, le prix nous importe. Car nous continuerons à vivre ici même après la signature de l’accord. Et nous devons nous assurer une paix véritable et non une invitation à une nouvelle guerre. »
Quel est l’impact des désaccords entre les capitales européennes sur les pourparlers en cours ?
C’est mauvais pour nous et tragique pour l’Europe. Car tout ce que l’Europe a réussi à construire ces dernières décennies repose sur son unité. Sans unité, il n’y a pas de sécurité et, sans cette dernière, pas de prospérité. Malheureusement, beaucoup ne font pas ces liens. Ils tiennent la prospérité et la sécurité pour acquis. La situation actuelle nous complique la vie et expose l’Union européenne à un risque d’autodestruction.
L’ère de la paix en Europe est révolue
Dmytro Kuleba
Les dirigeants européens ont fait de nombreuses promesses, mais les mots ont tardé à se concrétiser et l’aide militaire se tarit. Les Européens montrent-ils hypocrisie ou faiblesse ?
Tout simplement de la faiblesse. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a fait le choix de privilégier des institutions fortes plutôt que des dirigeants charismatiques. Ce choix était l’évidence après des décennies marquées par la dérive de leaders forts qui ont infligé des souffrances et des dommages insupportables. Ainsi, durant des décennies, vous avez bâti un système où les institutions l’emportaient sur les dirigeants. Et vous avez réussi. Il est essentiel d’avoir des institutions fortes. Mais elles présentent un problème majeur : elles se paralysent dès que la paix cède la place à la guerre. C’est là que le leadership est indispensable.
Car aucune institution ne recommandera de donner des armes gratuitement à un autre pays sous prétexte que ce dernier encourt un risque existentiel. Les institutions n’agissent pas ainsi. Seuls les dirigeants le peuvent, qui donnent des directives. Des générations de dirigeants européens ont été formées pour suivre les instructions des institutions, et non les diriger. La faiblesse était inévitable. Je ne dis pas que tous les dirigeants européens sont faibles. Le président Macron est un dirigeant fort, mais il souffre de difficultés sur le plan national.
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L’Europe a un deuxième problème : elle est l’otage de son propre succès, car tout ce qu’elle a construit l’a été pour des temps de paix. Or, l’ère de la paix en Europe est révolue. Je le dis depuis l’année dernière. C’est terminé. Il n’y aura plus de paix durable en Europe avant des décennies. Il y aura des hauts et des bas, mais avec des conflits. Enfin, les Européens n’ont pas senti la guerre dans leur chair. En 2014, les premières véritables sanctions contre la Russie n’ont pas été imposées après l’annexion de la Crimée par Poutine, ni après le début des massacres d’Ukrainiens dans le Donbass, mais après la destruction du vol MH17 avec des citoyens européens à bord. Ce n’est pas notre sang et nos souffrances qui vous ont poussés à agir contre la Russie, mais le sang de vos propres citoyens. Vous croyez encore que le pire peut arriver ailleurs, mais que cela ne touchera jamais vos rues. Et c’est une grande erreur. La plus grande erreur que commettent les êtres humains et les nations est de croire que le pire peut arriver à d’autres, mais pas à eux.
Nous avons délégué la sécurité du continent à l’allié américain. Ce dernier dit avoir d’autres priorités. Les Européens ont-ils pris la mesure de ce changement ?
La rupture entre l’UE et les États-Unis sera une très longue et douloureuse procédure de divorce. Les Européens savent que les Américains ont décidé de les quitter, mais ils ne veulent pas y croire et espèrent encore se réveiller un matin et entendre : « Non, c’était une erreur, je suis encore là. Nous allons vivre heureux pour toujours et tout ira bien. » C’est ce que vit l’Europe au quotidien. Elle espère se réveiller un beau matin avec les États-Unis à ses côtés, comme si tout ce qui arrive aujourd’hui n’était qu’un mauvais rêve.
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Accepter la réalité – le départ de l’Amérique, la rupture de cette relation transatlantique – demandera beaucoup d’efforts à l’Europe. Les deux parties se porteront mieux en apprenant à vivre séparément. Mais plus tôt ce sera fait, mieux ce sera pour l’Europe.
Volodymyr Zelensky se montre conciliant. Il accepte d’organiser des élections au plus vite pour complaire à Donald Trump et semble donner son feu vert à la création d’une zone démilitarisée dans le Donbass. Est-il prêt à franchir les lignes rouges qu’il s’était lui-même fixées ?
Je ne crois pas que Zelensky ait jamais eu peur des élections. Il est convaincu de pouvoir y arriver. C’est au peuple ukrainien de décider s’il souhaite lui accorder un second mandat ou s’il lui préfère quelqu’un d’autre. Je n’ai pas l’impression que Zelensky n’ait jamais craint les élections. Je ne considère donc pas cela comme une concession. De toutes les façons, on ne peut pas organiser des élections dans ces circonstances de guerre.
La ligne rouge que Zelensky ne peut pas franchir est de reconnaître juridiquement le transfert à la Russie des territoires actuellement occupés. Autrement dit, il ne peut admettre ni reconnaître la présence légale de la Russie sur ces territoires – ce que réclame Poutine. Quant à la proposition des États-Unis de retirer l’armée ukrainienne des parties du Donbass qu’elle contrôle actuellement, en principe, cela serait possible si la Russie restait où elle est. Le problème, c’est que personne ne croit qu’une fois l’Ukraine partie, la Russie ne s’y installera pas.
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La question est la suivante : imaginez que vous êtes un homme politique sur le point de prendre la décision la plus importante de votre vie. Vous dites : « Pour la paix et pour mettre fin à cette folie, je suis prêt à prendre ce risque. Nous allons nous retirer. » Mais le seul moyen pour moi de convaincre la société ukrainienne est d’expliquer que la Russie ne comblera jamais le vide que nous allons créer. Mais personne ne peut lui en donner la garantie. C’est là le problème. Fort des expériences passées avec la Russie, Zelensky se trouve face à une situation délicate : si Trump lui donne la garantie absolue que la Russie n’interviendra pas, il pourrait accepter. Mais imaginons que la Russie recommence à avancer et pénètre dans cette partie du Donbass, Trump lèvera-t-il le petit doigt pour arrêter la Russie ? Les dirigeants européens seront-ils capables d’arrêter la Russie ? Bien sûr que non. Et Zelensky le sait. La question n’est pas de savoir si les garanties de sécurité sont solides sur le papier, mais plutôt de savoir s’il y a une volonté véritable de les mettre en œuvre.
Quel conseil donneriez-vous à Volodymyr Zelensky dont vous avez été longtemps proche ?
Nous étions très proches, mais je ne pense pas qu’il ait besoin de conseils de qui que ce soit. Il doit se sentir très seul et il devra prendre une décision lui-même. Car il sait qu’il en portera l’entière responsabilité face à l’histoire. Je ne l’envie vraiment pas et je souhaite qu’il prenne la bonne décision, car je veux que mon pays prospère. Je lui souhaite le succès, car ce sera celui de tout le pays. Mais il n’y a pas de bonnes décisions possibles. Il y a de mauvaises décisions et des décisions pires encore. Il devra faire son choix.
Pour Poutine, la guerre est le meilleur moyen de rester au pouvoir.
Dmytro Kuleba
Le problème fondamental, c’est le manque de confiance. Plutôt l’absence de confiance. L’Ukraine ne fait pas confiance à la Russie. L’Ukraine ne peut pas faire confiance aux États-Unis. L’Ukraine fait en revanche confiance aux dirigeants européens, mais tout ne dépend pas de l’Europe ici. Alors, le président regarde autour de lui et comprend qu’au final, il portera l’entière responsabilité de sa décision. Il ne pourra se défausser sur personne en disant : « C’est à cause d’untel ou d’untel. » L’histoire est en train de se faire devant nos yeux.
Pensez-vous qu’à l’issue de ces négociations, Vladimir Poutine puisse mettre fin à la guerre et s’arrêter sur la ligne de front actuelle ?
Poutine sera en guerre jusqu’à son dernier souffle, car cela lui convient très bien. Il trouve cela très pratique. Il lui faut maintenant un petit répit pour se réorganiser et adapter son armée aux nouveaux défis de la guerre. Mais il continuera à faire la guerre en Ukraine et ailleurs. C’est si facile car face à ses agressions la communauté internationale reste presque silencieuse.
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Il voudrait, pour renflouer les caisses de l’État et relancer son économie, que soient levées quelques restrictions et les sanctions sur l’exportation de son pétrole. Et c’est précisément ce que les États-Unis lui promettent. Pour Poutine, la guerre est le meilleur moyen de rester au pouvoir. Ironiquement, il promet la paix à son peuple en justifiant que seule la guerre pourra conduire à la paix.
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