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« C’est une hécatombe » : à l’origine de la crise du management, les formations hors-sol des futurs cadres
Chaque année, près de 30 000 jeunes sortant d’écoles de commerce doivent prendre rapidement des postes à responsabilités. Un paradoxe, quand on sait que le management et ses enjeux de gestion humaine y sont peu ou mal enseignés.
Par Alice Raybaud
Publié le 08 novembre 2025 à 09h00, modifié le 08 novembre 2025 à 11h39
Temps deLecture 6 min.
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ROSA SNIJDERS
Quand il est question de management, la France fait figure de mauvaise élève. Les pratiques managériales y sont plus verticales, moins propices à l’autonomie des salariés, et davantage à l’origine de souffrance au travail que chez nos voisins européens. C’est le portrait peu flatteur dressé, en mars, par un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). En septembre, l’organisme enfonce le clou, publiant une note qui pointe les résultats « médiocres » de la France en matière de santé au travail.
Comment expliquer cette déroute managériale ? Une partie de la réponse se trouve dans des facteurs d’ordre culturel, avec une tendance générale à la verticalité dans les rapports sociaux des Français. Mais elle est aussi à chercher à la racine : dans la formation des futurs cadres dirigeants, « trop académique et peu tournée vers la coopération », estime l’IGAS. En tête de gondole, celle dispensée dans les écoles de commerce, dont sortent chaque année près de 30 000 jeunes destinés à vite endosser des postes à responsabilités. Des établissements qui réclament d’ailleurs de plus en plus l’appellation « écoles de management ».
Mais là réside le paradoxe. « On a beau les appeler “écoles de management”, en réalité la formation en management y est quasi inexistante », s’étonne Marie-Lou, 28 ans, diplômée d’HEC, qui s’est rendu compte de ses lacunes en entrant dans le monde du travail, en tant qu’analyste au sein d’une entreprise d’investissement. D’une école à une autre, la quinzaine d’étudiants et de diplômés que nous avons interrogés à propos des cours en management qui leur ont été prodigués ont souvent affiché une expression embarrassée. « J’en ai peu de souvenirs, c’est en soi très révélateur », résume l’une d’eux, après cinq ans passés à l’Edhec.
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Dans les écoles de management, le cœur du cursus est surtout occupé par des enseignements à vocation technique. « La majorité des cours, c’est de la comptabilité, de la gestion, de la finance », détaille Paul (le prénom a été modifié), 26 ans, sorti d’HEC en 2024. « On se penche peu sur le reste, auquel on sera pourtant forcément confrontés : qu’est-ce que je fais si le stagiaire que j’encadre rencontre une difficulté, s’il se passe tel ou tel souci dans mon équipe ?, confirme Marie-Lou. Donc, sur le terrain, tout se fait un peu à l’instinct, ou en observant les autres en entreprise. » Quitte à reproduire des pratiques peu efficientes, voire délétères.
« C’est une hécatombe »
Le reproche ne date pas d’hier. Déjà en 2008, le rapport rendu par le médecin William Dab sur la formation des futurs manageurs livrait un constat sévère de la situation dans les écoles de commerce. Dix ans plus tard, une étude de 2017 de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail faisait toujours état d’une part « très limitée » d’enseignements consacrés au management des équipes dans ces cursus. Elle pointait aussi la rareté des cours issus de sciences humaines et sociales, comme la psychologie, l’ergonomie ou la sociologie, à même d’éclairer les enjeux de qualité de vie au travail.
Depuis, cela a peu changé. « C’est pourtant un problème de santé publique », assure Attaa Ben Elafdil, diplômée d’une école de commerce et cofondatrice d’une association de jeunes cadres engagés pour un monde du travail plus sain, Mouvement T. « Aujourd’hui, un cadre sur deux va se confronter à un épuisement pro, et 19 % des dépressions en France sont imputables à des conditions de travail toxiques. C’est le double de la moyenne européenne, en raison d’une hiérarchie très autoritaire, d’une absence de dialogue social, égrène-t-elle. C’est une hécatombe, et presque aucune formation n’existe dans les écoles pour transmettre d’autres modèles. »
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Stress, épuisement professionnel, violences au travail : la sensibilisation à ces risques psychosociaux est rarement abordée, et les modules qui y sont consacrés ne concernent souvent pas la totalité des étudiants. « Je n’en ai pas entendu parler pendant le cursus, rapporte ainsi Paul. L’objectif central était d’optimiser tout, y compris l’humain. » Dans la maquette pédagogique du « Master in management » de son école HEC que Le Monde a épluchée, le sujet des risques psychosociaux n’apparaît nulle part. Les cours qui se rapprochent le plus de la gestion humaine ne sont présents que sur une année, sur les trois que dure la formation, et sont centrés autour de techniques pour « motiver et influencer ».
Le manageur est un personnage central en entreprise dans la prévention de ces risques, liés en partie au sens que les salariés associent à leur travail et à la reconnaissance qu’ils reçoivent de la part de leur hiérarchie. Mais, selon Mathilde, tout juste diplômée de l’Edhec, si la question du sens était abordée, « c’était du côté des dirigeants, pour notre propre développement, mais pas afin de préserver les salariés qu’on sera amenés à encadrer ».
« Méthodes dépassées »
Un « tabou » demeure, observe l’économiste Laurent Cappelletti, doyen au Conservatoire national des arts et métiers et membre de l’Institut de socio-économie des entreprises et des organisations, un centre de recherche-intervention sur le management : « Ces écoles sont interconnectées avec le monde de l’entreprise, une partie de leurs intervenants en sont issus. Et elles pressentent qu’aborder le sujet de ces risques psychosociaux croissants reviendrait forcément à devoir admettre que le management est, pour l’heure, défaillant en France. »
Selon ce chercheur, qui donne parfois des cours en business schools, les rares enseignements en management qui y sont dispensés s’appuient, en outre, sur des « méthodes souvent dépassées », pas assez reliées à la recherche, qui a « grandement évolué ces cinq dernières années ».
Ce contre quoi Vincenzo Vinzi, président de la Conférence des directeurs des écoles françaises de management et directeur général de l’Essec, s’inscrit en faux. « Si nos écoles arrivent, avec des moyens financiers très limités par rapport à nos concurrents internationaux, à être extrêmement attractives et en bonne position dans les classements mondiaux, c’est qu’elles innovent sans cesse pédagogiquement », affirme-t-il. A ses yeux, c’est parce que « ceux qui deviennent manageurs en France sont trop peu souvent passés par nos établissements » que les pratiques françaises sont si mal notées.
Pour Vincenzo Vinzi, l’enseignement en management ne se joue pas uniquement dans les cours magistraux, mais se transmet dans tous les à-côtés qui font « l’expérience école de commerce » : les master class d’invités de marque, les stages et la vie associative, où se travaillent « les compétences socioémotionnelles nécessaires à un bon manageur ».
Lors de sa première année à l’Essec, Alice, 22 ans, a dû réaliser un stage ouvrier, comme surveillante dans un collège, suivi d’un stage d’observation du quotidien d’un manageur. « Je l’ai fait dans un cabinet d’avocats, avec une directrice marketing. Je me suis vraiment rendu compte que l’emploi du temps d’un manageur est surtout consacré au support émotionnel, et à quel point c’est un métier humain », raconte l’étudiante, qui a trouvé ces expériences utiles pour « développer l’empathie ».
Mais les espaces qui se développent hors des salles de classe reposent aussi, en partie, sur des codes verticaux. « Tous les rituels qui entourent la vie associative en école, y compris quand elle mime une vie d’entreprise, comme les junior entreprises, sont loin de servir une formation managériale horizontale, fait remarquer Margaux Trarieux, docteure en sociologie, qui étudie ce milieu associatif. Ce sont des lieux très hiérarchisés, où les élèves sont classés, sélectionnés à travers des listes, et où les aînés ont une part de pouvoir arbitraire sur les nouveaux venus. »
« Commander plus que collaborer »
En raison de cette spécificité française qu’est le système classe prépa-grande école, ces élèves ont été mis en compétition tout au long de leur parcours. « Le management autoritaire naît aussi de cette stratégie de formation des élites, qu’on façonne pour commander plus que pour collaborer », souligne Laurence Ballereaud, directrice de projets chez Cegos. Sans cesse encouragés « à se challenger, à dépasser leurs limites, ils peuvent reproduire, comme manageurs, cette culture individualisante », ajoute Margaux Trarieux. Paul dit rechercher désormais cette « mise sous pression ». « J’en ai besoin pour me donner à fond, et j’aurais tendance à me convaincre moi-même que tout le monde a besoin de ça », comprend-il.
Léo, sorti de l’ESCP en 2020, se rappelle qu’il leur était répété qu’être arrivés jusqu’ici faisait d’eux d’office des « leaders » : « On nous expliquait que le management serait quelque chose d’inné. » C’est aussi une particularité hexagonale : « Ce qui frappe, quand on compare la France aux autres pays, c’est que nos voisins voient bien plus dans le management des compétences qui peuvent s’acquérir par des formations et des outils », relève Frédéric Laloue, inspecteur général à l’IGAS, coauteur du rapport publié en mars.
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Pour accompagner un changement de culture, l’association Mouvement T, qui comporte de nombreux diplômés d’écoles de commerce, propose depuis un an des interventions autour de la santé au travail et de modèles de management plus horizontaux. « Comme cela vient de leurs propres alumni, on sent les directions d’école réceptives. C’est encourageant », salue Attaa Ben Elafdil, qui participe à l’animation de ces interventions, constituées avec l’aide de psychologues, de juristes et de syndicalistes.
A l’échelle de sa scolarité à l’Edhec, entre 2015 et 2020, Manon a aussi senti un début d’inflexion sur ces sujets, à mesure qu’ils entraient dans le débat public. En fin de cursus, elle a même eu enfin un cours d’un semestre qui « parlait de comment avoir des relations saines avec ses collègues, de comment aborder les situations de crise ». Avec du recul, elle se dit que c’est le cours qui lui a été le plus utile par la suite. « J’aurais aimé qu’on en ait davantage », explique celle qui manage une équipe de cinq personnes à Montréal, et qui regrette souvent de ne pas disposer de plus de clés, « surtout en tant que femme jeune ».
Donner ces outils et transmettre une autre vision du management, plus coopérative, permettrait aussi de réenchanter la fonction. Et de lutter contre le désamour de plus en plus exprimé par les jeunes pour ces postes de manageur.
Alice Raybaud
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