Société
« A la fin, je me fais vider des chargeurs dessus » : à Avignon, le procès sous tension d’un point de deal dirigé par une jeune femme
Sans pitié et colérique, Anaïs E., le personnage-clé de cette affaire d’une complexité rare, détonne au regard des dossiers habituels de narcobanditisme.
Par Arthur Carpentier et Thomas Saintourens
Par Arthur Carpentier et Thomas Saintourens
Par Arthur Carpentier et Thomas Saintourens
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Colcanopa
COLCANOPA
Le Ponzo était un point de deal en temps de guerre. Aux abords de ce coin de rue du quartier Monclar, dans le sud d’Avignon, la libération de prison, à l’automne 2022, coup sur coup, des frères Badr et Faycal J., anciens maîtres des lieux, eut l’effet d’un coup de pied dans une fourmilière. D’octobre 2022 à l’été 2023, le point de vente, toujours bien achalandé, fut le théâtre d’une série de règlements de comptes, jusqu’à l’arrestation des 17 membres présumés de ce réseau de trafic de stupéfiants – cocaïne et cannabis en particulier.
Seize d’entre eux (le dix-septième est en fuite) comparaissent à partir de lundi 13 octobre, jusqu’au vendredi 17, devant le tribunal correctionnel d’Avignon, pour, entre autres, « association de malfaiteurs en vue de commettre un crime », « acquisition, transport et offre de stupéfiants », lors d’un procès attendu sous haute tension.
Chacun des métiers des stups sera représenté. Guetteur, vendeur, nourrice… Mais tous craignent la personne en charge du point de deal. Celle qui compte les billets, harangue ou menace les troupes, celle qui est « présente à toute heure sur le point de deal », selon l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel qu’a pu consulter Le Monde. Sans pitié, colérique, rentre-dedans, le personnage-clé de cette enquête d’une complexité rare détonne au regard des dossiers habituels de narcobanditisme. Sur le banc des prévenus siégera Anaïs E., une jeune femme de 27 ans.
Avant de mener à ce casting singulier, l’enquête a débuté par une observation minutieuse des véhicules allant et venant aux abords du point de deal. Pas ceux des consommateurs, mais ceux des organisateurs présumés, soucieux de la bonne marche économique de ce lieu de vente aux revenus estimés entre 5 000 et 6 000 euros par jour, selon Malick B., l’un des prévenus, considéré comme un guetteur. Ces organisateurs avaient un autre souci : celui de sécuriser ce territoire face aux dissensions internes et aux velléités d’expansion des concurrents – en particulier les « voisins » du quartier de la Reine-Jeanne.
« Quatre ans de gérance »
Deux véhicules vont particulièrement intéresser les enquêteurs, et seront bientôt équipés de dispositifs de sonorisation. La Mercedes rouge utilisée notamment par les frères J. Et une Peugeot 208, dans laquelle circule un duo féminin. La passagère, gouailleuse et agressive, apporte aux policiers une définition brute de ses activités – un témoignage rare dans de telles enquêtes, et fondamental dans ce dossier : « Hé ouais je sais ma parole je le lâche pas le terrain, malgré les gendarmes, tout. (…) Ça fait quatre ans de gérance, j’ai 10 balles de côté (…). A la fin, je me fais vider des chargeurs dessus… », débite Anaïs E. « Pendant que les gens ils dorment et ben nous on travaille », poursuit-elle.
Pas de doute pour les enquêteurs, c’est bien elle, Anaïs E., la cheffe du Ponzo, et cette Peugeot 208 est son bureau roulant. Sa conductrice, Camila C., gère les logements, s’occupe des transferts d’argent et de la logistique. Une véritable assistante de gestion, qui ne tient pour autant pas qu’un rôle professionnel, puisqu’elle affirme être la compagne d’Anaïs E. depuis huit ans au moment des faits.
Le couple est passé près de la mort, le soir de Noël 2022. Prises dans une attaque menée par le clan Saint-Jean - Reine-Jeanne, Anaïs E. parvient à s’échapper, Camila C. est touchée au bras, tandis qu’un homme est gravement touché par huit balles, au visage et au corps. Car l’actualité du Ponzo est avant tout une succession de tentatives d’homicides, entre concurrents, et même au sein du réseau. Une saison meurtrière entamée dès le 30 octobre 2022, avec la mort d’un jeune « chouf » (un guetteur) âgé de 16 ans, criblé de balles sur le point de deal.
« Structure pyramidale »
La gestionnaire trouve un autre motif pour s’emporter. Une troisième jeune femme est au casting du réseau du Ponzo. Myriam S., surnommée « Gigi », avait pour mission de conditionner et de livrer les produits stupéfiants. Epuisée par la pression, elle décide, en juin 2023, de quitter subitement le réseau. Elle vole 30 000 euros dans la caisse, embarque une arme, et disparaît, du jour au lendemain. De quoi faire entrer Anaïs E. dans une rage folle. La traque de la fuyarde devient sa priorité absolue.
Or, dans la structure pyramidale que représente le réseau, Anaïs E. doit rendre des comptes à ses supérieurs, plus éloignés du terrain, les frères J. Au-delà du choc de s’être fait duper par une proche, elle craint les représailles à son encontre. « En panique », selon l’ordonnance de renvoi, elle déclare ainsi, toujours dans la Peugeot 208 sonorisée : « Il va me mettre à l’école, deux taquets, je vais perdre une dent et il va me dire “c’est bon vas-y occupe-toi du terrain`è. » Dans une autre conversation, faisant référence à son supérieur, sa crainte est d’une autre nature : « Il va me tuer oh la il va me tuer. »
Mais la traque, prévue jusqu’en Belgique, n’atteint pas son but. La tirelire que constitue le Ponzo demeure l’objectif quotidien d’Anaïs E., jusqu’à une première alerte, le 22 juin 2023, quand une patrouille de police la repère, avec un complice, affairée devant un coffre posé au sol. Les deux prennent la fuite – « j’étais avec les claquettes », rigolera-t-elle en débriefant l’événement avec Camila C. –, laissant sur place une cargaison de 1,118 kg de cannabis et 484 grammes de cocaïne.
Enregistrements
Quelques jours plus tard, le 4 juillet 2023, Anaïs E., Camila C., et six autres membres présumés du réseau sont interpellés. Myriam S., dite « Gigi », sera interceptée par la police à son retour de Belgique, avant une dernière salve d’interpellations, parmi laquelle figure Rami E., le frère aîné d’Anaïs, préposé à la vente de résine de cannabis au sein du réseau.
Face aux enquêteurs, tous découvrent l’ampleur des informations récoltées par la police, notamment grâce à l’enregistrement des conversations dans plusieurs véhicules. Certains vont rapidement reconnaître leur implication dans le trafic, tout en la minimisant. Anaïs E. soutient que si elle a effectivement assuré l’approvisionnement du point du deal et la récolte de l’argent, elle l’aurait fait pour Myriam S., qu’elle présente comme cheffe du réseau.
Cette explication ne convainc ni les policiers ni les magistrats. Au contraire des déclarations de Myriam S., qui se montrera beaucoup plus convaincante et constante au cours de ses interrogatoires. Face aux enquêteurs, la jeune femme détaillera la chaîne hiérarchique, jusqu’aux frères J., décrits comme les « patrons du réseau ».
Dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, les magistrats ont estimé, pour la plupart des mis en cause, que, « en faisant partie intégrante de ce réseau, [ils] ne pouvaient ignorer ces projets ainsi que la préparation de règlement de comptes ».
Le président du tribunal a d’ores et déjà fait savoir que rien ne pourrait justifier un renvoi de l’audience, tant son organisation s’avère complexe, notamment en matière d’escorte.
Arthur Carpentier et Thomas Saintourens
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