Le marché du travail traverse une mutation inquiétante. Tandis que les jeunes diplômés confient la rédaction de leurs candidatures à ChatGPT, les recruteurs délèguent leur lecture à dautres IA. Résultat : une mécanique absurde où les CV tournent en boucle dans des filtres automatisés, sans jamais atteindre des yeux humains. Cette automatisation du recrutement, censée fluidifier les embauches, enferme au contraire le système dans un cercle vicieux. Et derrière les chiffres, cest toute une génération qui sépuise dans un marché qui devient peu à peu inhumain.
Le marché de lemploi, autrefois terrain dopportunités et de mobilité sociale, se transforme aujourdhui en une véritable machine infernale. Annie Lowrey, de The Atlantic, met en lumière une spirale absurde : les jeunes utilisent ChatGPT pour rédiger leurs candidatures, les recruteurs confient leur lecture à des IA, et au final, personne ne décroche le poste. Ce nest plus seulement un déséquilibre conjoncturel : cest une crise systémique où les outils censés fluidifier les échanges entre offre et demande finissent par les paralyser.
Les chiffres contredisent limpression de pénurie : aux États-Unis, le taux de chômage reste bas, autour de 4,3 %. Mais les entreprises publient moins doffres quavant, recrutent avec prudence, et multiplient les filtres automatiques. Résultat : la promesse dun marché dynamique sévapore.
Des candidats enfermés dans la boucle de lautomatisation
Pour un diplômé, la réalité est brutale. Harris, jeune sorti de luniversité UC Davis, a envoyé plus de 200 candidatures, optimisées par IA, sans jamais obtenir un entretien. Martine, paralegale aguerrie avec dix ans dexpérience, a vu ses espoirs sévanouir malgré des dizaines de candidatures ciblées. Ces récits personnels révèlent une dimension cruelle : les candidats ne sont plus jugés sur leurs parcours, mais sur leur capacité à deviner les bons mots-clés qui tromperont les algorithmes.
Or, ces mots-clés deviennent eux-mêmes générés par lIA, ce qui rend la compétition stérile. Un CV « parfaitement calibré » rédigé par un chatbot est ensuite trié et rejeté par un autre chatbot qui détecte
quil ressemble à une sortie de chatbot. La dimension humaine disparaît, la créativité aussi.
Une illusion defficacité qui ralentit tout
Largument initial des recruteurs était simple : lIA devait fluidifier, accélérer, réduire les coûts. La réalité est inverse. Comme les volumes de candidatures explosent grâce à lautomatisation, les systèmes de tri deviennent plus sévères, multipliant les rejets automatiques. Ce cercle vicieux crée un marché gelé : beaucoup de candidatures déposées, peu de sélections, encore moins dentretiens.
On assiste à une sorte de « Tinderisation » du marché du travail. Les CV sont « swipés » à gauche ou à droite par des algorithmes indifférents. Mais contrairement à une application de rencontre, la probabilité de « matcher » est proche de zéro.
Le paradoxe économique des entreprises frileuses
Un autre paradoxe émerge : les entreprises affichent des bénéfices records mais hésitent à embaucher. Comme le souligne Johnny C. Taylor Jr. de la SHRM, certains dirigeants préfèrent ne pas recruter plutôt que de risquer des licenciements massifs si lIA vient rapidement automatiser certaines fonctions. Lincertitude technologique devient ainsi un frein au recrutement.
Les secteurs les plus touchés sont ceux où les tâches administratives ou répétitives peuvent être partiellement automatisées : comptabilité, support client, marketing, mais aussi recherche scientifique ou hôtellerie. Le Washington Post confirme que les embauches dans ces domaines reculent, malgré une demande réelle de travail sur le terrain. La grande désillusion des candidats
Les plateformes sociales débordent de témoignages. Sur Reddit ou Hacker News, les candidats parlent dun marché kafkaïen où les candidatures disparaissent dans un vide numérique. Certains évoquent des « ghost jobs », des offres publiées sans intention dembauche réelle, parfois juste pour tester le marché ou donner une impression de croissance.
Pour ceux qui postulent, le sentiment est celui dune mascarade : investir des heures à personnaliser des lettres de motivation qui ne seront jamais lues par un humain. La fracture psychologique est immense : le travail, au cur de lidentité sociale, devient inaccessible même aux profils qualifiés.
Lombre dune crise sociétale
Les prévisions amplifient langoisse. Dario Amodei, ancien PDG dAnthropic, estime que la moitié des emplois administratifs pourraient disparaître dans les cinq prochaines années, entraînant un chômage autour de 20 %. Geoffrey Hinton, « parrain de lIA », évoque quant à lui le spectre dun chômage massif et durable. Ces perspectives ne concernent pas seulement les cols blancs : tous les secteurs pourraient être bouleversés par une vague de substitution technologique.
Or, si les embauches ralentissent avant même cette vague, quadviendra-t-il lorsque lautomatisation sera pleinement déployée ? Le marché pourrait basculer dans une spirale récessive, où labsence demplois réduit la consommation, ce qui freine lactivité, et ainsi de suite L'IA est de plus en plus utilisée pour mener les entretiens d'embauche mais des demandeurs d'emploi résistent
Ces dernières années, les entreprises ont diminué drastiquement leurs équipes pour réduire les coûts. Avec une équipe de RH et de recrutement réduite, la charge de travail devient pesante. Ceux qui ont évité de recevoir une lettre de licenciement doivent maintenant assumer le travail supplémentaire de ceux qui ont quitté l'entreprise. De nouvelles startups proposent aux entreprises d'alléger le fardeau du recrutement grâce à l'IA. Elles proposent des outils d'IA capables de générer la planification, mener des entretiens d'embauche en temps réel avec les candidats et fournir un retour d'information immédiat.
L'intelligence artificielle est censée remédier aux inefficacités du processus de recrutement, économisant du temps et de l'argent aux entreprises en automatisant davantage les tâches grâce aux algorithmes d'apprentissage automatique.
Fairgo et Apriora sont des startups proposant des outils de ce type. Ces outils leur permettent de gagner du temps et de réduire les coûts. Fin 2019, Unilever a déclaré avoir économisé 100 000 heures et environ un million de dollars en coûts de recrutement grâce à des entretiens vidéo automatisés. LinkedIn et ZipRecruiter utilisent l'IA générative pour offrir des recommandations d'emploi et permettre aux recruteurs de générer des listes en quelques secondes.
Moonhub, une startup soutenue par Google, utilise un robot d'IA pour parcourir l'internet, recueillant des données sur des sites tels que LinkedIn et GitHub, afin de trouver des candidats appropriés. Sur HireVue, des robots dotés de questionnaires précis réalisent des évaluations vidéo pour analyser la personnalité des candidats. De nouvelles entreprises centralisent ces capacités, permettant aux entreprises de gérer le recrutement de manière quasi automatique.
Cependant, les experts en recrutement sont sceptiques quant aux bienfaits de cette évolution. Nombre d'entre eux craignent que l'IA n'aggrave un système déjà frustrant, entraînant de nouveaux problèmes tels que les embauches fantômes où des robots pourraient se faire passer pour des personnes.
Les chercheurs d'emploi participent désormais à des réunions Zoom où ils sont accueillis par des intervieweurs IA. Les candidats déclarent qu'ils sont soit perplexes, intrigués, soit carrément découragés lorsque des robots sans visage se joignent aux appels.
« La recherche d'un emploi en ce moment est tellement démoralisante et épuisante que se soumettre à cette indignité supplémentaire est un pas de trop », explique Debra Borchardt, une rédactrice et éditrice chevronnée qui est à la recherche d'un emploi depuis trois mois. « En quelques minutes, je me suis dit : “Je n'aime pas ça, c'est horrible”. C'est affreux. Au début, c'était normal… Ensuite, c'est passé au processus de l'entretien proprement dit, et c'est là que c'est devenu un peu bizarre ».
Les intervieweurs IA ne sont que le dernier changement en date dans le processus d'embauche qui a été bouleversé par la technologie de pointe. Les équipes de RH étant de moins en moins nombreuses et les responsables du recrutement ayant pour tâche d'examiner des milliers de candidats pour un seul poste, ils optimisent leur travail en utilisant l'IA pour filtrer les meilleurs candidats, planifier les entretiens avec les candidats et automatiser la correspondance concernant les prochaines étapes du processus. Les intervieweurs IA sont peut-être une aubaine pour les cadres intermédiaires, mais les demandeurs d'emploi les considèrent comme un obstacle de plus dans leur intense quête de travail. Les apprenants se servent de l'IA pour leurs devoirs, les enseignants s'en servent pour les corriger
Cette boucle de l'automatisation commence à se voir dans différents secteurs à différents degré. Prenons l'exemple de l'éducation.
De plus en plus denseignants explorent les outils dIA pour automatiser certaines tâches fastidieuses, comme la correction de copies, afin de se recentrer sur laccompagnement pédagogique. Dans de nombreuses salles de classe, lordinateur est devenu lallié du professeur. Aux États-Unis, un logiciel comme Writable permet ainsi à lenseignant de soumettre les devoirs écrits de ses élèves à une analyse par ChatGPT, qui génère des commentaires et suggestions personnalisés. Le professeur na plus quà valider ou ajuster ces retours avant de les transmettre aux élèves.
Au Royaume-Uni, certains enseignants vont plus loin en utilisant lIA Real Fast Reports pour produire en quelques secondes des appréciations détaillées et sur mesure sur chaque élève : ils entrent quelques notes en vrac, et lalgorithme rédige un commentaire bien structuré pour le bulletin scolaire
Pourquoi un tel engouement ? Dabord parce que les professeurs y gagnent un temps considérable. La correction manuelle de dizaines de copies ou la rédaction de rapports personnalisés sont des tâches chronophages. Grâce à lIA, un enseignant peut, en théorie, fournir plus de feedback, plus rapidement à ses élèves. Des outils comme ChatGPT peuvent aussi laider à préparer des quiz, formuler des explications plus claires, ou varier les exemples dans un cours. « Ces technologies peuvent aider les enseignants », affirme Yann Houry, directeur de linnovation pédagogique dans un lycée international, en soulignant quelles peuvent aider à mieux différencier la progression de chaque élève et repérer plus tôt ceux en difficulté.
De plus, lIA offre des possibilités de personnalisation de lenseignement inédites : au Texas, un pédagogue a par exemple utilisé des chatbots pour adapter ses problèmes de mathématiques aux centres dintérêt de chaque élève, quil sagisse de trajectoires de base-ball ou de pas de danse. Cette individualisation, difficile à réaliser pour un humain avec de grands groupes, devient envisageable avec une IA assistant le professeur.
Toutefois, certains observateurs appellent à la prudence. Une enquête du média Axios note que ces logiciels peuvent inciter à des « raccourcis » pédagogiques préoccupants : « certains enseignants utiliseront probablement les suggestions de ChatGPT comme point de départ, mais dautres pourraient les transmettre textuellement aux étudiants », sans travail critique. En clair, si lIA corrige à la place du professeur, qui sassure de la pertinence des retours ? Un enseignant consciencieux y verra surtout un outil dassistance, là où un autre moins scrupuleux pourrait être tenté de déléguer entièrement la tâche. Il nen demeure pas moins que, voulue ou non, lintroduction de lIA dans le métier enseignant semble inéluctable.
Et vous ?
Observez-vous cette tendance dans votre pays ? Dans quelle mesure ?
Faut-il encadrer légalement lusage de lIA dans les processus de recrutement, afin de garantir une part humaine obligatoire ?
Lautomatisation des candidatures ne crée-t-elle pas une nouvelle fracture sociale entre ceux qui maîtrisent les codes et ceux qui ny ont pas accès ?
Les entreprises ne se privent-elles pas de talents précieux en se réfugiant derrière des algorithmes de filtrage trop sévères ?
Comment éviter que le marché du travail ne devienne un champ clos dominé par des « ghost jobs » et des candidatures générées à la chaîne ?
Lavenir du recrutement doit-il être pensé comme une interaction humaine réinventée, ou comme un simple processus industriel dappariement entre offres et profils ?
https://emploi.developpez.com/actu/375598/Les-jeunes-utilisent-ChatGPT-pour-rediger-leurs-CV-les-RH-utilisent-l-IA-pour-les-lire-et-personne-n-est-embauche-quand-les-IA-se-parlent-entre-elles-et-tuent-le-marche-de-l-emploi/
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