« Le travail n’est pas la source de toute richesse » écrivait Marx dans son texte Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand. Une affirmation fortement provocatrice pour son époque, qui résonne d’autant plus fort avec notre contexte économique actuel, dont le marché de l’emploi a été secoué par l’émergence de l’intelligence artificielle. Disparitions d’emplois, automatisation à outrance permettant une explosion de la productivité dans certains cas, ou à l’inverse effondrement de certaines entreprises qui avaient trop misé sur cette technologie.
Là où le capitalisme classique a lié le revenu à la valeur du travail, l’IA y a introduit un nouveau paradigme qui rompt ce lien. Si nous devenons capables de produire davantage avec des systèmes automatisés en mobilisant une main d’œuvre moindre, comment accéderons-nous à cette richesse ainsi générée ? Comment une économie bâtie sur la rareté et sur la nécessité de vendre sa force de travail peut-elle encore fonctionner si l’abondance devient un excédent ingérable au sein d’un système pensé pour le manque ?
L’abondance technologique : un paradoxe insoluble dans les lois du marché
L’économie de marché repose sur ce principe : les biens sont rares, et il faut donc organiser leur répartition. Dans les années 1930, l’économiste Lionel Robbins définissait sa discipline comme « la science qui étudie la relation entre des fins illimitées et des moyens rares ayant des usages alternatifs ». Une manière d’exprimer que nous avons des désirs sans limites (se nourrir correctement, avoir un toit sur la tête et se divertir), mais des ressources limitées pour y répondre.
C’est cette rareté qui donne leur valeur aux biens, qui fixe les prix et qui incite les individus à produire et à échanger des biens et des services pour accéder à la consommation. Sans rareté, les lois du marché, telles que nous les connaissons, cesseraient de fonctionner correctement.
Dans cette grande machine qui tourne en suivant ces engrenages, l’IA vient glisser un grain de sable. Par nature, elle nous promet l’inverse ; la profusion : des capacités de calcul démultipliées, une production accélérée, des solutions inédites à des problèmes autrefois considérés comme impossibles à résoudre.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une technologie nous met sous la perspective d’une abondance matérielle théoriquement infinie. Mais cette dernière entre pleinement en contradiction avec la logique même du marché, construit pour rationner le manque. Si la production peut s’effectuer sans travail humain, que deviendrait alors le salariat, la courroie de transmission entre revenu, consommation et production qui structure encore nos sociétés ?
Prenons un exemple concret pour illustrer pourquoi l’abondance est problématique. Selon le site du Department of Climate Change, Energy, the Environment and Water du Gouvernement Australien : « Chaque année, les Australiens gaspillent environ 7,6 millions de tonnes de nourriture tout au long de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Cela équivaut à environ 312 kg par personne ». Ce qui n’empêche pas 12,5 % de la population d’être en situation d’insécurité alimentaire.
Cela prouve bien que la profusion de biens, quelle que soit leur nature, n’implique pas automatiquement qu’ils soient justement répartis. La rareté n’est pas toujours matérielle, elle peut être organisée par le manque de pouvoir d’achat.
Par conséquent, la pauvreté ne résulte pas nécessairement de l’absence de ressources, mais parfois de l’incapacité à accéder à ces dernières. L’abondance devient de fait un facteur de déséquilibre supplémentaire ; l’exemple australien illustre tristement le dilemme que pourrait accentuer l’IA. Une production exponentielle, sans dispositifs de redistribution adaptés, laissant intactes, voire aggravées, les inégalités.
L’économiste britanique John Maynard Keynes l’avait déjà montré au siècle dernier : une économie capitaliste peut tourner au ralenti non pas parce que les ressources ou les compétences manquent, mais parce que les consommateurs n’ont plus les moyens d’acheter ce qui est produit.
C’est ce qu’il appelait l’effondrement de la « demande solvable » : les biens existent, les usines sont prêtes à fonctionner, la main-d’œuvre est disponible, mais l’argent ne circule pas suffisamment pour enclencher le cycle production-consommation.
Une autre contradiction que l’IA pourrait pousser jusqu’à son paroxysme. Si l’automatisation permettra de produire toujours plus avec moins de travailleurs, une partie de la population perdra son revenu, et donc son pouvoir d’achat. En résulterait donc un étrange paradoxe économique : une offre pléthorique de biens et de services, mais une demande incapable de suivre puisque tous les consommateurs ne seront pas solvables.
Notre système économique pourrait ainsi se retrouver dans une situation complètement absurde dans laquelle la machine productiviste tourne à pleine vapeur, tout en laissant une partie croissante de la population interdite de consommer ses fruits. Quelles solutions avons-nous sous la main pour éviter que cela se produise ?
Repenser la redistribution : revenu universel ou services collectifs ?
Face à l’enrayement de l’activité économique pendant la pandémie de 2019, l’Australie, comme plus de 200 pays, a augmenté le montant de ses aides sociales et les a rendus accessibles à davantage de monde. Le résultat a été immédiat : la pauvreté et l’insécurité alimentaire ont reculé, alors même que la production diminuait. Ce n’était donc pas la machine économique qui assurait le bien-être et la survie de la population, mais un choix politique de redistribution.
Le revenu de base universel, depuis, est un concept qui a pris une nouvelle ampleur dans le débat public, en France et dans de nombreux pays occidentaux. Pour Elise Klein, chercheuse à l’Australian Basic Income Lab, et James Ferguson, professeur à Stanford, ce revenu, s’il venait un jour à se généraliser, devrait être considéré comme un « dû collectif », non comme une aide sociale.
Une part légitime, qui devrait revenir à tous de plein droit. Selon eux, la richesse issue des avancées technologiques et de la coopération sociale est le fruit collectif de l’humanité et devrait, à ce titre, profiter à tous comme un droit fondamental.
Dans ce modèle de société, le revenu ne serait plus la contrepartie d’un travail fourni, mais la reconnaissance d’une copropriété collective sur la richesse produite. Si les machines et l’IA permettent de générer toujours plus de valeur avec de moins en moins de main-d’œuvre, il devient économiquement rationnel de distribuer directement une partie de cette valeur à l’ensemble des individus. Une rémunération parce que l’on fait corps avec la société plutôt qu’une assistance versée à ceux qui n’ont pas d’emploi.
L’auteur britannique Aaron Bastani défend une vision plus radicale : ce qu’il appelle le « communisme de luxe entièrement automatisé » ; titre de son manifeste de 2019 Fully Automated Luxury Communism. Il ne s’agit pas, selon lui, de compenser la perte des revenus par des trasnferst monétaires, mais de repenser la redistribution des biens et des services.
Son idée étant que, si nos technologies (IA comprise) permettent de réduire massivement les coûts de production, alors l’éducation, la santé, les transports ou l’énergie devraient devenir des services universels, gratuits et accessibles à tous.
Peut-on considérer ce fantasme techno-communiste comme réaliste ? Peut-être pas plus que les colonies martiennes de Musk, mais au moins Bastani a le mérite de poser cette question : pourquoi se contenter de survivre dans un monde d’abondance ?
Faces à ces rêves d’émancipation, certains alertent ; c’est le cas de l’économiste Yanis Varoufakis, qui parle carrément de « technoféodalisme » pour décrire la pente glissante que pourrait prendre notre capitalisme sous stéroïdes numériques.
Dans ce scénario sombre mais tristement crédible, la technologie ne serait plus un moteur de progrès partagé, mais une énième machine à concentrer le pouvoir. Les grandes plateformes (Google, Amazon, Meta), nos nouveaux seigneurs numériques, ne joueraient plus selon les règles du marché concurrentiel, mais imposeraient leur loi à coups d’algorithmes et de brevets. Ce dernier deviendrait simplement un système de rente et de domination.
Ici, l’accès aux richesses dépendrait du bon vouloir de quelques oligarques de la tech, qui contrôlent les infrastructures essentielles (données, réseaux, serveurs) comme on contrôlait jadis les terres et les paysans. Une renaissance féodale en version 5G, en quelque sorte.
L’État-providence du XXᵉ siècle a réussi à dompter, un temps, le capitalisme industriel : emploi stable contre croissance, cotisations contre protection, production de masse contre consommation de masse. Ce compromis fordiste, bancal, mais fonctionnel, a tenu tant que les machines avaient besoin de bras. Mais aujourd’hui, l’IA attaque le cœur de ce contrat social : si, un jour, produire plus ne nécessitera plus de travailleurs, alors qui va toucher un revenu pour acheter ce qui sera produit ? Plus de salaires, plus de sécurité, plus de redistributions… le système continuera de produire, pour des consommateurs qui n’existeront plus. Ce qui nous amène au questionnement final, pour lequel nous n’avons aucune réponse : le capitalisme survivra-t-il à l’abondance, ou bien l’abondance le rendra-t-elle obsolète ? N’y voyez pas là une question rhétorique ou une provocation intellectuelle ; c’est une question de survie.
L’IA promet une production quasi illimitée, mais remet en cause le modèle économique fondé sur le travail et la rareté.
Sans redistribution adaptée, cette profusion pourrait aggraver les inégalités et bloquer le cycle production-consommation.
Plusieurs pistes émergent (revenu universel, services collectifs, nouveaux droits) mais la question centrale reste politique : comment organiser l’accès équitable à cette richesse ?
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