Stéphanie Balme, à Paris, en janvier 2025.
Stéphanie Balme, à Paris, en janvier 2025. SCIENCES PO
Lorsque est apparu le classement de Shanghaï, vous meniez vos recherches en Chine. Qu’aviez-vous perçu à l’époque ?
En 2006, j’étais en mission à l’université Shanghaï Jiao Tong, et dans le bureau où naissait ce qui allait devenir le célèbre classement chinois et mondial des universités. Je cherchais à analyser la stratégie scientifique de la Chine derrière cet outil et, accessoirement, à savoir pourquoi Sciences Po n’y figurait pas… Nous étions frappés par le contraste entre la discrétion de cette université, fondée à la fin du XIXe siècle et alors inconnue à l’international, et son ambition de classer toutes les autres, y compris les membres de l’Ivy League américaine [telles Harvard ou Yale], selon des critères purement quantitatifs [nombre de publications dans de grandes revues scientifiques, nombre de chercheurs…], calqués sur les standards états-uniens. Le monde universitaire international aurait pu ignorer ce classement. Au contraire, celui-ci a influencé les stratégies des établissements. Je me souviens d’avoir eu alors le sentiment d’assister à une transformation majeure dont peu, à l’époque, mesuraient encore l’ampleur.
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Quelles étaient les intentions de ses concepteurs ?
L’université Jiao Tong avait deux objectifs très différents. D’abord, cartographier les meilleures universités du monde à destination des enfants des classes supérieures et bientôt des classes moyennes locales, l’écosystème universitaire chinois n’étant pas en mesure de les former. Deuxième objectif : faire connaître l’université Jiao Tong. Si ce n’était par sa recherche, au moins le serait-elle par le classement qu’elle produit. C’était une idée géniale ! Les concepteurs n’avaient pas anticipé le succès qu’ils allaient remporter, largement au-delà des frontières asiatiques. Toutes les universités ont voulu faire partie du classement et ont transformé leur mode d’autoévaluation pour correspondre à ses critères. Ce renversement en dit long, en creux, sur les politiques universitaires européennes, qui se sont adaptées à un instrument conçu initialement pour servir le développement de l’enseignement supérieur chinois.
Quelle vision de l’université le classement de Shanghaï promeut-il ?
Ce classement s’inscrit dans une stratégie où science, technologie et innovation sont mobilisées comme instruments de puissance. La Chine a affiché sa force de deux manières : par des investissements en recherche et développement et éducatifs massifs et une vision techno-nationaliste de la science, à forte portée politique, souverainiste. Les puissances coloniales du XIXe siècle partageaient déjà ce lien entre domination et maîtrise technologique. Mais, après 1945, un autre modèle des Etats de droit a émergé : celui d’une science orientée vers le développement humain, fondée sur l’autonomie académique et l’évaluation par les pairs, idéalement à l’abri des injonctions politiques. Aujourd’hui, seule l’Europe semble encore incarner un modèle où la recherche ne répond pas d’abord à une logique de puissance ou de souveraineté nationale. C’est la recherche civile qui, éventuellement, débouche sur des applications militaires et non l’inverse, comme dans les systèmes techno-nationalistes. Dans une conception humaniste de la science, celle-ci possède une valeur propre, intrinsèque, et se déploie avant tout au service de la société civile.
Chaque année, les universités chinoises progressent dans le classement. Que faut-il en déduire ?
La Chine semble aujourd’hui atteindre un palier : l’absence de liberté académique pourrait freiner l’émergence d’un véritable écosystème scientifique de rupture [qui puisse faire avancer la science]. Pourtant, son succès impressionnant inspire d’autres pays émergents, certains voyant dans le modèle chinois le signe qu’une montée en puissance scientifique peut s’opérer sans passer par la démocratie.
En tant que membre du conseil scientifique européen de [l’éditeur] Springer Nature, nous disposons de données précises sur cette géopolitique de la science : la qualité des articles chinois est en nette progression, et leur taux d’acceptation dépasse désormais celui des Etats-Unis ou de l’Europe. Parallèlement, d’autres puissances scientifiques régionales émergent : Turquie, Egypte, Inde, Afrique du Sud, Emirats arabes unis. Le modèle chinois, construit depuis quarante-cinq ans, est analysé et imité au niveau de son investissement ciblé dans les sciences expérimentales et l’intelligence artificielle.
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Les libertés académiques sont absentes des classements. N’est-ce pas pourtant le véritable indicateur de qualité d’une université ?
Qu’il s’agisse des classements de Shanghaï, QS et THE [les trois plus connus], aucun ne prend en compte la liberté académique. Cette question ne se posait pas jusqu’alors, tant elle semblait acquise en Europe et aux Etats-Unis. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En Allemagne, des chercheurs de la Friedrich-Alexander-Universität ont proposé un tel indice, mais sa prise en compte reste marginale. On disait pourtant la même chose des questions de genre ou d’environnement, aujourd’hui pleinement intégrées dans cet indice. S’il devait exister, il ne pourrait venir que d’Europe. Il y va de notre souveraineté scientifique.
Un indicateur européen existe déjà. Pourquoi est-il si peu visible ?
L’EHESO (European Higher Education Sector Observatory) existe en effet, mais reste totalement méconnu. Le nom est peu lisible, l’outil est complexe, et les universités européennes ne s’en sont pas emparées. C’est dommage : il pourrait devenir un levier stratégique fort. L’Europe doit affirmer ses priorités, en promouvant son propre classement fondé sur les valeurs d’une science humaniste, de la liberté académique et de l’interdisciplinarité. Il y a là un enjeu majeur, y compris de souveraineté et de sécurité scientifique européennes.
Le classement de Shanghaï marginalise une partie de la recherche : celle du domaine des sciences sociales. Comment l’expliquer ?
Les sciences sociales sont largement exclues du classement – à l’exception du droit et des sciences du marketing — car difficilement quantifiables et souvent perçues comme politiquement sensibles, et donc censurées. La tendance actuelle, portée par la rivalité sino-américaine, consiste à glorifier la puissance scientifique à travers les seules mathématiques et les nouvelles technologies. Il faut veiller à ce que ce rétrécissement des priorités ne s’impose pas aussi en Europe…
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