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-====== Le Monde – Sur la Côte d’Azur, vue sur mer et entre-soi à Port La Galère ======
-  https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2025/07/25/sur-la-cote-d-azur-vue-sur-mer-et-entre-soi-a-port-la-galere_6623633_4500055.html
-La résidence Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Sur la Côte d’Azur, vue sur mer et entre-soi à Port La Galère
-Par Gaspard Dhellemmes
-Par Gaspard Dhellemmes
-Par Gaspard Dhellemmes
-Article réservé aux abonnés
-Reportage Imaginé dans les années 1960 par l’architecte Jacques Couëlle et composé de plusieurs résidences face à la mer, ce domaine privé de 23 hectares situé à Théoule-sur-Mer, près de Cannes, est un havre de paix et de luxe. Une clientèle fortunée y dispose de deux piscines, de deux plages, d’un port de plaisance et d’autres commodités haut de gamme. Mais si les habitants apprécient tant leur cité marine, c’est aussi pour son ambiance « club » propice aux rencontres entre gens de bonne compagnie.
-Il faut imaginer le réveil d’un animal marin. En ce début du mois de juillet, Port La Galère émerge de sa torpeur. Il s’anime à nouveau, ce domaine privé de Théoule-sur-Mer, sculpté dans la roche rouge du massif de l’Estérel, à quelques kilomètres de Cannes (Alpes-Maritimes). Un lieu que son premier architecte, Jacques Couëlle, a imaginé sur le modèle du madrépore, une variété de corail présent dans les mers chaudes.
-Seule une vingtaine de familles vivent ici toute l’année. Mais ils seront près d’un millier d’habitants à rejoindre leur appartement au plus fort de l’été. Qu’ils soient avocats, paisibles retraités ou capitaines d’industrie à l’image de Louis Le Duff, fondateur notamment de la chaîne de restauration Brioche dorée, la population privilégiée de cette copropriété de luxe de 23 hectares se surnomme « les galériens ».
-« Certaines familles viennent ici depuis plusieurs générations. Il y a un attachement très fort au lieu, au point que certains jeunes se sont fait tatouer le logo du domaine [une esquisse de galère] », sourit le directeur de la cité marine Port La Galère, Fabien Coubard. Cet ancien du Ritz et du Meurice sait comment satisfaire une clientèle cosmopolite et fortunée. Il n’avait jamais entendu parler de cette résidence avant qu’on lui propose d’en prendre la direction, il y a deux ans, et de devenir ainsi salarié de la copropriété. L’étrange village troglodyte est un secret jalousement gardé, passé jusqu’alors sous les radars de la presse. Pour nous y faire entrer, le directeur a dû obtenir la bénédiction des conseillers syndicaux de la copropriété, surnommés ici « le conseil des sages ».
-Un état d’esprit « baba »
-Port La Galère se compose de plusieurs grappes de 420 appartements, entourés d’une végétation locale abondante. Des palmiers phoenix, des lauriers-roses, des cactus opuntia et des eucalyptus nécessitent les soins de douze jardiniers employés à temps plein. Ces logements sont reliés entre eux par un dédale de chemins de pierre. Mais, lorsque les températures grimpent, les « galériens » préfèrent se déplacer dans ces drôles de voiturettes collectives qui font des rondes toute la journée. C’est ce qui frappe d’emblée : il règne ici une ambiance club qui fleure bon les années 1960.
-Pas de Jacuzzi ni de piscines privées à Port La Galère. Le banquier londonien et le couple de chefs d’entreprise néerlandais se baignent dans le même bassin, font la queue pour le même buffet, partagent parfois les mêmes cours de yoga. Les temps forts festifs sont nombreux, comme cette soirée d’accueil organisée pour les nouveaux venus tous les premiers mardis du mois. Un état d’esprit « baba » qui tranche avec les codes actuels du tourisme de luxe : grands espaces et quant-à-soi.
-La résidence Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-La résidence Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Un des chauffeurs des voiturettes à la disposition des résidents de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Un des chauffeurs des voiturettes à la disposition des résidents de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Port La Galère a tout du « kolkhoz de riches ». L’expression avait déjà été utilisée par le New York Times en 1972 au sujet du domaine de Castellaras-le-Neuf, sur les hauteurs de Cannes, qui servit de premier brouillon à Jacques Couëlle. Le directeur nous fait la visite de Port La Galère au volant d’une voiturette blanche. Chemise en lin et téléphone jamais loin de l’oreille, Fabien Coubard orchestre le travail d’une centaine d’employés en polo blanc, qui fournissent aux copropriétaires des services haut de gamme.
-En échange de charges dépassant les 1 000 euros mensuels, ils ont accès à deux restaurants dont l’usage leur est réservé, deux piscines, deux terrains de tennis, une salle de sport, un sauna, un hammam, deux plages privées surveillées par des maîtres-nageurs, un port de 135 places, mais aussi un service de vigiles qui gardent l’entrée du domaine… Car Port La Galère est bien une gated community, comme on appelle ces quartiers fermés, à l’image, par exemple, de la villa Montmorency, dans le 16e arrondissement de Paris, ou du domaine des Parcs de Saint-Tropez (Var).
-Une construction chaotique
-En ce début d’été caniculaire, l’ensemble Club d’été est encore aux trois quarts vide. Sur la terrasse rafraîchie par des brumisateurs : plusieurs grandes tablées sonores, où l’on passe aisément du français à l’anglais. Les résidents sont majoritairement européens, français, allemands, belges ou anglais, même si les Américains sont présents depuis l’origine. Devant l’établissement, un couple de retraités attend sur un banc en bois le passage d’une voiturette. Quelques mètres plus bas, l’ancienne star déchue du « 20 heures » de TF1 Patrick Poivre d’Arvor remonte d’un pas lent l’escalier sculpté dans la roche de la plage dite « La Trinité ».
-Qu’ils soient célèbres ou anonymes, nombre de « galériens » cherchent simplement à fuir les plages bondées de la Côte d’Azur. Mais d’autres voient en Port La Galère un mode de vie. C’est le cas de Judith De Petri, une retraitée américaine de 77 ans, que nous retrouvons à l’ombre d’un parasol de l’espace Club d’hiver.
-L’ancienne professeure de lycée vient ici depuis quarante ans. C’est son mari, aujourd’hui décédé, qui a acheté leur appartement en 1985 pour seulement 100 000 dollars. Cette femme un peu excentrique – ses amis la surnomment « crazy Judith » (« Judith la zinzin ») – vit à Fort Lauderdale, au sud de la Floride. Ce qu’elle ressent aujourd’hui à Port La Galère, elle ne sait plus trop si c’est de la nostalgie ou du bonheur. Elle y a tant de souvenirs. Devant un café glacé, elle raconte ses cours d’aquagym avec la femme de l’industriel Serge Dassault, Nicole Dassault, morte en 2019, ou cette voisine luxembourgeoise devenue une amie qu’elle entendait rire et qui bronzait nue sur sa terrasse. « Je n’ai pas de frère et sœur, j’ai toujours aimé avoir des gens autour de moi, dit-elle. Il existe à Port La Galère une sorte de fraternité joyeuse. »
-Les résidences donnant sur le port de plaisance. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Les résidences donnant sur le port de plaisance. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Des larmes font couler un peu de son eye-liner bleu quand elle évoque le souvenir de son mari, un entrepreneur dans le bâtiment dont elle a dispersé les cendres lors d’une croisière en Normandie. « Je suis très émotive », s’excuse-t-elle. Il avait acheté une Honda rouge, qu’il appelait sa « Ferrari japonaise », pour l’emmener sillonner la Côte d’Azur. Pour résumer sa connexion profonde avec le lieu, Judith De Petri pose sa main sur son cœur et lance : « Home is where the heart is » (« on est chez soi là ou bat son cœur »)
-Si Port La Galère est aujourd’hui un havre de douceur, sa construction a été chaotique. Elle est née de la volonté de promoteurs de profiter de l’essor des « cités marines » sur la Côte d’Azur. Portées par les « trente glorieuses » et l’augmentation du niveau de vie des Français, ces marinas essaiment sur toute la Riviera à la fin des années 1960, à l’image de Port Grimaud ou des Marines de Cogolin. Le bateau de plaisance se démocratise et les milliardaires ne sont plus les seuls à vouloir caboter.
-La piscine de l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-La piscine de l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Un chien devant l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Un chien devant l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Un promoteur nommé Pierre Beckhardt entend construire près de Cannes une version haut de gamme de ces cités marines. Il fait appel à Jacques Couëlle. Surnommé « l’architecte des milliardaires », Couëlle, mort en 1996, a notamment imaginé les habitations en forme de champignons géants d’Arros, l’ancienne île privée du couple Bettencourt aux Seychelles. Il a toujours rêvé de « maisons sculpture » qui emprunteraient leurs formes à la nature et a pour cela créé dès 1945 le Centre de recherches des structures naturelles à Paris.
-« Jacques Couëlle ne pouvait pas passer devant un arbre sans ausculter la structure d’une feuille, se souvient, par téléphone, Robert Asarisi, aujourd’hui retraité après avoir été son collaborateur puis son associé pendant près de vingt ans. Il a étudié la morphologie des coraux et des coquillages, il les coupait en deux pour mieux les étudier. »
-Des « bâtiments sculpture » sans angle droit
-Jacques Couëlle vient donc de faire sortir de terre, à une vingtaine de kilomètres de là, à Castellaras-le-Neuf, cinq « sculptures habitées ». Ce hameau « où toutes les maisons portent l’empreinte d’un seul homme » est salué par un article du New York Times de 1972 signé par le romancier américain Robert Littell, à l’époque journaliste pour le quotidien, qui s’enflamme pour ces « chambres utérus » arrondies si éloignées des villas provençales traditionnelles.
-Habillé comme un poète provençal, cape et chapeau noirs, le « sculpteur architecte » n’hésite pas à mettre en scène ses fulgurances pour impressionner ses clients. Bloc à dessin toujours à portée de main, il dessine devant eux un premier croquis du bâtiment, une main posée sur le front pour mimer un accouchement douloureux.
-Robert Asarisi se souvient très bien du moment où son patron a couché sur le papier ce que sera Port la Galère. Une photo le montre à plat ventre au milieu du futur domaine, noircissant une feuille blanche avec son Pentel Pen. La future cité marine n’est alors que rocaille, pins et broussailles. Seul émerge le château de la Galère, construit à la fin du XIXe siècle, aménagé en hôtel-restaurant. La légende dit que le lieu doit son nom à une galère échouée au large.
-Les résidences de la cité marine aux formes inspirées de coraux, telles qu’imaginées par l’architecte Jacques Couëlle. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Les résidences de la cité marine aux formes inspirées de coraux, telles qu’imaginées par l’architecte Jacques Couëlle. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Les dessins de Couëlle prévoient l’édification d’une première grappe d’une quinzaine d’appartements, « bâtiments sculpture » avec des lignes sans angle droit. Une maquette est installée dans une annexe de la maison de l’architecte. Elle est si grande qu’il faut casser un bout de mur de la demeure pour la faire parvenir sur le chantier.
-A peine démarré en 1967, le chantier s’enlise. L’architecture est affaire d’exécution autant que d’intention. Or Jacques Couëlle n’est jamais là pour superviser l’avancée des travaux, trop pris par la conception d’un palace pour l’Aga Khan de l’époque, sur la Costa Smeralda, en Sardaigne. « Couëlle avait ce travers : dès qu’il s’était exprimé à travers un croquis et une maquette, il considérait que son travail d’artiste était terminé et retournait rarement sur le chantier, reconnaît Robert Asarisi. Il restait rivé à son rêve et ne s’intéressait pas vraiment aux contraintes des maçons ni aux contingences financières. »
-Construire Port La Galère est pourtant un défi technique qui mérite un peu de suivi. Les façades sont sculptées avec du plâtre sur des armatures métalliques arrimées à la structure du bâtiment. Les camions ont des accès limités au chantier. Et il faut planter de la végétation sur une surface rocheuse inhospitalière.
-Un architecte communiste à la rescousse
-Les retards s’accumulent ainsi que les problèmes d’infiltration. Et les premiers appartements peinent à se vendre. Au point que Couëlle est finalement écarté. Abro Kandjian intervient un temps sur le chantier. Puis le promoteur Charles Tiffen, qui a repris en main le projet, appelle à la rescousse en 1968 Léopold Vitorge, son homme de confiance. L’architecte a déjà dessiné pour lui un immeuble à Neuilly-sur-Seine, près du bois de Boulogne. Précision biographique étonnante : celui qui se retrouve chargé de sauver la gated community de l’enlisement est communiste.
-Dans une ruelle de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Dans une ruelle de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Plus jeune, Léopold Vitorge a cofondé le journal proche des Jeunesses communistes Trait et a fréquenté aux Beaux-Arts Jean Renaudie, l’architecte à l’origine des logements sociaux en forme d’étoiles d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. « Il a beaucoup travaillé pour le maire communiste de Drap, dans les Alpes-Maritimes, où il a construit une école, un gymnase et rénové plusieurs bâtiments communaux, précise son fils, Pierre Vitorge, 71 ans, qui reçoit dans l’appartement familial, au dernier étage d’un immeuble moderne de la rive droite de Paris. Mais mon père était un artiste avant tout. Il était en désaccord avec le Parti communiste, qui voulait imposer le réalisme soviétique. Lui ne jurait que par l’art moderne. Il a toujours été très fier de son travail à Port La Galère. »
-Léopold Vitorge s’installe plusieurs jours par semaine sur le chantier. A son arrivée, les appartements sont agrandis, des balcons installés. La cité marine sera parfois comparée à une termitière. Elle peut aussi faire penser au village de La Famille Pierrafeu, ce dessin animé américain qui met en scène une famille d’hommes préhistoriques. Chaque appartement est unique et conçu pour n’avoir aucun vis-à-vis. La plaquette promotionnelle de Port La Galère exalte surtout les couleurs de la Méditerranée. Le principal argument reste le site de Port La Galère, avec ses appartements plein sud face à la mer.
-Petits rituels et hiérarchies subtiles
-Les ventes décollent enfin et de nouvelles grappes peuvent être mises en chantier. Pour la suite des travaux, Vitorge conserve l’esthétique tout en arrondis de Couëlle, mais simplifie les lignes des bâtiments. Des artistes comme le sculpteur Toni Grand sont appelés pour réaliser des œuvres d’art au sein du domaine, mais aussi du mobilier pour les parties communes ou l’intérieur des appartements.
-Un autre sculpteur, Fortuné Evangelisti, conçoit des appliques murales en céramique, des fontaines en métal froissé ou des portes en cuivre. « Les gens qui arrivaient à Port La Galère étaient pleins de fantaisie, se souvient ce dernier, rencontré sur place. Il y avait un côté expérimental. Ils acceptaient de vivre dans des logements un peu bigarrés, meublés avec des objets qu’on ne trouvait pas dans les grandes surfaces. »
-Les jardins avec vue sur la Méditerranée de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Les jardins avec vue sur la Méditerranée de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Ils ont aussi souvent beaucoup d’argent. Parmi les galériens « historiques » on trouve par exemple le cofondateur du géant du luxe français LVMH, Henry Racamier, le banquier président du Consistoire israélite de Paris, Jean-Paul Elkann, ou encore, on l’a vu, Serge Dassault, le PDG de Dassault Industries, qui vient y mouiller son bateau Beneteau. Port La Galère s’impose comme un univers clos avec ses petits rituels et ses hiérarchies subtiles.
-La plage Santa Maria est surnommée « la mondaine ». On vient y refaire le monde sur des transats, son exemplaire du Figaro sous le bras. Les habitants des grappes les plus à l’ouest sont considérés par les autres avec un léger dédain : ces constructions terminées au milieu des années 1980 sont jugées plus fades et trop éloignée du centre névralgique du domaine. Mais tous se retrouvent en veste et robe légère aux mêmes soirées les 14 juillet et les 15 août, avec de grandes fêtes organisées avec orchestre et DJ.
-« Rien ne pouvait nous arriver »
-La poétesse française d’origine libanaise Vénus Khoury-Ghata a acheté sur plan à Port La Galère en 1975. Sa fille, Yasmine Ghata, 50 ans, également romancière, possède toujours un appartement dans le domaine. Elle pourrait parler pendant des heures de ce lieu où le temps ne semble pas avoir de prise. Yasmine Ghata y a vécu ses premiers flirts et ses premières bêtises, comme ces bains de minuit alcoolisés après les soirées à La Cale, la boîte de nuit de poche du domaine.
-« Enfants, nous vivions en meute avec des amis anglais et italiens, se souvient-elle. Nos parents nous lâchaient complètement. Comme l’endroit est clos et safe, nous avions une liberté stupéfiante, rien ne pouvait nous arriver. Quand j’avais 8 ans, je rentrais déjeuner et après ma mère ne me voyait plus avant 18 heures. C’étaient des heures volées à la discipline et à l’autorité. » Elle pense que Port La Galère a forgé chez elle un goût farouche pour la liberté, l’indépendance. « Port La Galère est dans mon inconscient. Quand je suis à Paris, il m’arrive de rêver du domaine », dit celle qui compare, elle aussi, le lieu à « un utérus, une matrice » et en a fait le décor d’un de ses romans, Muettes (Fayard, 2010).
-La piscine d’été, remplie à l’eau de mer, de l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-La piscine d’été, remplie à l’eau de mer, de l’hôtel Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Un cocon enveloppant où l’on savoure les délices de l’entre-soi. Fermer Port La Galère au public n’avait pourtant rien d’évident pour son architecte Léopold Vitorge. Son fils se rappelle qu’il rêvait d’ouvrir le Club d’été à des colloques, des congrès ou des événements en marge du Festival de Cannes. Un dessein qu’il précisera dans le livre qu’il publiera en 1995 (Port-Galion, L’Harmattan). Dans cette autofiction un peu brouillonne, l’architecte laisse transparaître son amertume quant à l’évolution de son grand œuvre. Son alter ego fictionnel se sent dépossédé. Les nouveaux habitants ne semblent pas mesurer l’originalité du lieu et traitent Port La Galère « plus en souteneur qu’en amant ».
-Accusé de vouloir « cardiniser » le domaine
-Léopold Vitorge n’est pas le seul à avoir éprouvé un tel amour déçu. Quand il voit la cité marine sortir de terre, Pierre Cardin y achète immédiatement un appartement. Le couturier inventeur de la robe bulle possède déjà un manoir à flanc de rocher à quelques mètres de là, pointe Saint-Marc. Cardin, qui investit tout son argent dans l’immobilier, y ouvre également quelques boutiques et un restaurant Maxim’s. Il finit même par récupérer la concession de la station essence de la marina et s’amuse parfois à faire le service, une pompe à la main. Il décide de loger à Port La Galère une partie de sa famille, avec qui il passe ses vacances d’été.
-« Les cuisiniers de son restaurant m’ont appris à pêcher », se souvient son petit-neveu Louis Cardin-Edwards. Il n’a que des bons souvenirs de Port La Galère malgré l’absence récurrente d’eau chaude dans l’appartement et des matelas « qui vous défoncent le dos » : Pierre Cardin, issu d’une famille d’agriculteurs italiens exilés en France, « détestait le confort », note son petit-neveu.
-Des immeubles construits plus récemment. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-Des immeubles construits plus récemment. A Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Pierre Cardin est décidé à faire rayonner Port La Galère. Il fait venir Jean-Michel Jarre pour un concert. Il met en place des navettes pour que les « galériens » puissent assister à des opéras dans son Palais Bulles, ce bâtiment construit par Antti Lovag, disciple de Couëlle, qu’il a acheté dans les hauteurs. Mais certains habitants vivent de plus en plus mal son activisme et font part de leur mécontentement. L’inventeur du système des licences, qui ont fait de lui un homme riche, est accusé de vouloir « cardiniser » le domaine. Voilà même qu’il se met à commercialiser une griffe de vêtements au nom de Port La Galère…
-Inacceptable pour certains habitants qui craignent de voir déferler en yacht des hordes de touristes, et le cocon se transformer en un nouveau Cala di Volpe, le palace très jet-set conçu par Jacques Couëlle en Sardaigne, qui voit défiler Bill Gates et Elton John dans des suites à 31 000 euros la nuit. Vexé par ce qu’il ressent comme de l’ingratitude, Pierre Cardin ferme toutes ses boutiques et restaurants sur un coup de tête au milieu des années 1990.
-Un budget de plusieurs millions d’euros
-C’est que les habitants de Port La Galère tiennent à ce mélange étonnant de richesse et d’austérité. Est-ce l’influence du communiste Vitorge ? Les appartements sont relativement petits, si bien qu’un petit hôtel a été construit pour loger amis et famille. Le restaurant Club d’été propose une carte simple avec pizza et salade niçoise. Et seuls sont autorisés au port les day boats, ses bateaux sans équipage aux dimensions modestes.
-« Port La Galère n’est pas le genre d’endroit ou l’on peut débarquer avec sa Ferrari. Les gens ici ne sont pas exubérants, ils savent compter et n’exposent pas leur argent », résume Nicolas Pace, ancien directeur de Port La Galère. Ce dernier est aujourd’hui devenu l’un des deux agents immobiliers qui travaille sur le domaine. Il assure qu’il lui arrive parfois d’éconduire des clients qu’il juge trop « bling-bling » pour Port La Galère, pas assez « à cheval sur l’esprit des pères fondateurs », comme il le résume. Entre dix et trente ventes sont réalisées chaque année pour un prix au mètre carré qui avoisine les 10 000 euros. La plupart des acheteurs sont des anciens locataires, déjà amoureux du lieu.
-L’une des deux plages accessibles uniquement aux résidents de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025.
-L’une des deux plages accessibles uniquement aux résidents de Port La Galère, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), début juillet 2025. LÉON PROST POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
-Une fois propriétaires, ils obtiennent un droit de vote à la grande réunion de copropriété organisée tous les ans dans la salle des fêtes de Théoule-sur-Mer. Elle réunit une centaine des « galériens » les plus impliqués, les anglophones bénéficiant d’un système de traduction en direct. Port La Galère fonctionne sur le modèle d’une copropriété classique, mais avec un budget de fonctionnement de plusieurs millions d’euros. Ce mode de gouvernance favoriserait, au dire des participants, une forme d’inertie dans la prise de décision. Mais pourquoi, après tout, vouloir faire la révolution au paradis ?
-Depuis un demi-siècle, Port La Galère présente un visage presque immuable. Le développement du numérique a rendu caduque certains services de conciergerie, comme le kiosque Air France qui était installé sur le port. Port La Galère est aussi moins fréquenté à Noël que naguère. Le niveau de richesse des clients a augmenté et beaucoup de « galériens » possèdent un appartement à la montagne ou une maison à Marrakech, au Maroc, pour l’hiver. Les Français ont cédé du terrain à la fin des années 2000, remplacés par les Russes, qui ont investi l’avenue dite « la vaillante ».
-A Port La Galère, les principaux changements viennent surtout de l’extérieur. Après trois ans de travaux, une grande rénovation du port a été achevée. Il vient d’être surélevé pour faire face à la montée des eaux. L’occasion d’inaugurer sur la jetée un nouveau bar à vins de cinquante places appelé Les Terrasses du port. Les habitants pourront venir y boire un verre après leur virée en bateau vers les îles de Lérins ou ailleurs dans la baie. Détendus et bronzés comme des « galériens » en vacances.
-Gaspard Dhellemmes

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