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Michèle Boudoin, présidente de la Fédération nationale ovine, revient pour EURACTIV sur les conséquences de l’arrivée imminente de 38 000 tonnes d’agneaux néo-zélandais, deux fois moins chers que ses concurrents européens.
Grogne dans le monde agricole. Le 30 juin dernier, ultime jour de la présidence française de l’UE, la Commission européenne annonce vouloir signer un accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande.
En négociation depuis plusieurs années déjà, ce texte doit encore subir un “toilettage juridique” et être soumis au Conseil et au Parlement européens en 2023.
Ce qui coince ? La Nouvelle-Zélande est une puissance exportatrice redoutable, en particulier agricole, qui risque d’inonder nos grandes surfaces de produits moins chers - en particulier de la viande - et ainsi concurrencer le marché intérieur.
Et ce, sans respecter certaines normes sanitaires, sociales et environnementales européennes. Les filières laitières, bovines et ovines, sont donc vent debout contre ce qu’elles considèrent être une « concurrence déloyale ».
De son côté, l’exécutif européen se félicite de cet accord dont les retombées commerciales seront substantielles (30 % d’échange supplémentaires), et qui, pour la première fois, sera conditionné au respect de l'accord de Paris.
EURACTIV : Qu’est-ce que cet accord de libre-échange UE-Nouvelle-Zélande implique-t-il pour la filière ovine ?
Michèle Boudoin : Cet accord prévoit d’envoyer en Europe dans les sept prochaines années 38 000 tonnes de viande ovine supplémentaire tous les ans. En plus des 114 000 actuelles. Nous savons comment cela va se passer, notre filière a été mondialisée très tôt, dès les années 1990. L’affaire du Rainbow Warrior, dans la baie d’Auckland, a précipité le premier accord de l'Europe avec la Nouvelle-Zélande. La France qui voulait poursuivre ses essais nucléaires dans le Pacifique, y a contribué.
Le mouton est un animal très politique. Une monnaie d'échange. Depuis lors, chaque année, 228 000 tonnes exonérées de taxes seront importées en Europe (avec le Royaume-Uni à l’époque). Depuis, la filière décline. Et ce nouvel accord va encore aggraver la situation.
En quoi les néo-zélandais sont-ils des concurrents redoutables pour les producteurs européens ?
Ils ont un climat favorable – il ne fait jamais moins de deux degrés -, disposent de 19 millions de brebis qui évoluent dans d’immenses prairies artificielles tout au long de l’année. Les Maoris, travaillant dans les exploitations, sont trois fois moins payés qu'en France.
Aussi, comme les saisons sont inversées, lorsque les agneaux naissent chez eux au printemps, nous sommes en automne en Europe. En novembre-décembre, les agneaux sont donc déjà abattus, et arrivent aux rayons frais des grandes surfaces en février, à une période cruciale. Cela grâce à une méthode de réfrigération - le « chilled » - qui permet de conserver la viande plusieurs mois dans des sacs d’azote liquide.
Les agneaux arrivent au moment des fêtes de Pâques…
C’est le moment le plus important pour notre filière. L’agneau est œcuménique, il est consommé lors de la Pâques juive, catholique, orthodoxe et musulmane au mois de mars. Les agneaux néo-zélandais se retrouvent donc, au début des fêtes, à côté des agneaux irlandais, espagnols et anglais tués quelques jours plus tôt. Ces derniers sont vendus entre 15 et 17 euros le kilo. 23 euros pour les Français. Alors que les néo-zélandais ne dépassent pas dix euros. Deux fois et demie moins chers. Et ce, sans aucune indication au consommateur, ni sur la date d’abattage, ni sur le mode de conservation.
Vous avez laissé entendre dernièrement sur Twitter que la Commission européenne n’est pas cohérente avec le Pacte vert, et la stratégie « de la ferme à la table ». Pourquoi ?
Nous allons nous vendre des agneaux qui auront parcouru 22 000 km, sans respecter nos normes sociales et environnementales. Les éleveurs utilisent par exemple un insecticide sur leurs prairies, le Diflubenzuron, interdit en Europe depuis 2021, également utilisé comme antiparasitaire sur les brebis. Et il y a une vraie chape de plomb sur l’azote liquide qui permet de conserver la viande…
Cet accord est, en tout cas, incohérent avec la stratégie « de la ferme à la table » voulue par l’Europe. On parle de souveraineté alimentaire et de circuits courts, alors que le marché intérieur n’est pas compétitif dans cette situation. Qu’a-t-on à vendre à la Nouvelle-Zélande, nous européens ? À part quelques brevets intellectuels ? Nous sommes plus de 400 millions, ils ne sont que trois millions… La désinvolture avec laquelle la Commission fait face à tout cela m’inquiète profondément.
Quel bénéfice en tire la Nouvelle-Zélande ?
Il faut savoir que la Nouvelle-Zélande ne parvient pas à fournir à l’Europe les 114 000 tonnes de viande annuelles autorisées. À peine la moitié. La Commission nous rassure en disant qu’il n’y a donc rien à craindre. Pourquoi, alors, offre-t-elle 38 000 tonnes supplémentaires ? En réalité, la Nouvelle-Zélande privilégie les morceaux nobles pour l’UE (gigot, épaule, premières côtes), et le reste est distribué à la Chine, plus proche, capable d’optimiser les autres morceaux.
En 2020, lorsque la Chine a fermé ses frontières à cause de la pandémie, la Nouvelle-Zélande a rapidement dérouté ses bateaux vers l’Europe. Résultat, les envois de produits y ont augmenté de 38 % au premier trimestre. La Nouvelle-Zélande s'assure une capacité de réactivité face à l'évolution du marché. Encore une fois, l’agneau est sacrifié sur l’autel de la politique.
Les produits néo-zélandais passent aussi depuis longtemps par le Royaume-Uni. Quelles en sont les conséquences ?
Ce qui se passe au Royaume-Uni nous inquiète beaucoup. Le territoire a déjà signé un accord avec l’Australie et s’apprête à en signer un autre avec la Nouvelle-Zélande. Il est très ouvert à ces marchés. Le danger est que le Royaume-Uni consomme les produits néo-zélandais qui lui arrivent en masse et nous renvoie sa production, en profitant des accords commerciaux avec l'UE. C'est un potentiel cheval de Troie des produits de l’Océanie en Europe.
Par ailleurs, Boris Johnson s’était engagé auprès de l’Europe à contrôler les normes des produits importés en Irlande du Nord, à la frontière de l’UE, ce qui n’a pas été respecté pour l’instant.
Attendez-vous des modifications de cet accord ?
La Nouvelle-Zélande pourra importer quand elle veut, comme elle veut. Notre marché intérieur est menacé. Nous demandons donc des verrous, comme d'imposer aux 38 000 tonnes supplémentaires une saisonnalité. C’est-à-dire qu’elles puissent être lissées tout au long de l’année avec pas plus de 10 % d’importation à Pâques. Malheureusement, cette demande n’a toujours pas été entendue.
Lorsque le projet sera soumis au Parlement, nous espérons que les élus français et européens entendront notre volonté de protéger le marché intérieur, l’emploi, les paysages, les activités rurales. Voulez-vous vraiment transférer notre souveraineté alimentaire à l’autre bout de la planète ? Nous n'allons pas céder. D'autant qu'un futur accord est déjà en cours de discussion avec l’Australie, qui concernera cette fois le mouton.
https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/interview/accord-ue-nouvelle-zelande-lagneau-est-sacrifie-sur-lautel-de-la-politique-selon-la-presidente-de-la-federation-nationale-ovine/
11. Présidé par Eduardo Jiménez de Aréchaga, le tribunal arbitral qui, siégeant à New York, a rendu la sentence du 30 avril 1990 dans le litige opposant la Nouvelle-Zélande à la France au sujet des deux agents français qui avaient commis l’attentat contre le Rainbow Warrior1, a inséré dans sa décision un élément inattendu et inhabituel. Il s’agit d’une recommandation sur laquelle les derniers développements des considérants fournissent des éclaircissements2, qui trouve son expression dans le neuvième et dernier paragraphe du dispositif de la sentence :
« […] 9) à la lumière des décisions qui précèdent, recommande que les Gouvernements de la République française et de la Nouvelle-Zélande constituent un fonds destiné à promouvoir d’étroites et amicales relations entre les citoyens des deux pays, et que le Gouvernement de la République française remette à ce fonds une contribution initiale équivalente à $ EU 2 millions ».
2On peut se demander si cette recommandation doit être considérée comme exceptionnelle, liée étroitement au contexte spécifique d’un litige particulier, ou si, au contraire, l’on pourrait y discerner l’ébauche d’une ouverture vers des perspectives nouvelles en ce qui concerne les effets ou conséquences de la responsabilité internationale des Etats.
3Assurément, la sentence prend soin d’indiquer qu’elle énonce uniquement une recommandation. Le tribunal arbitral n’a pas été jusqu’à ordonner ce qu’il se borne à suggérer, mais il rappelle également que la Nouvelle-Zélande, dans ses conclusions, n’avait pas demandé de compensation monétaire, et il donne à comprendre qu’une telle compensation, en principe, peut être ordonnée en cas de sérieux dommages moraux et légaux.3 C’est la question qui retiendra notre attention.
4Comme l’indique le texte lui-même (« […] à la lumière des décisions qui précédent […] ») la recommandation doit être comprise dans le contexte du prononcé arbitral complet.4
52. L’action entreprise par les deux agents de la DGSE française qui, le 10 juillet 1985, sur ordre, firent couler à l’explosif le Rainbow Warrior dans le port d’Auckland, fut à l’origine de plusieurs procédures de règlement.5
6Ayant reconnu sa responsabilité, le Gouvernement français indemnisa directement la famille du malheureux photographe néerlandais tué par l’explosion provoquée à bord du navire.6 Il accepta également que fût fixée par un tribunal arbitral ad hoc l’indemnité due au propriétaire du navire, l’Association écologiste Greenpeace. Cet arbitrage se déroula sans difficulté ; la sentence rendue le 2 octobre 1987 fut honorée par la France, qui effectua le paiement requis en mains de Greenpeace.7
7Restait le contentieux entre la France et la Nouvelle-Zélande. Entre ces deux Etats, les choses furent bien vite claires quant au principe de la responsabilité de la première pour violation de la souveraineté de la seconde. Dès lors, il apparut à l’évidence que la question la plus délicate, qui allait faire singulièrement monter la tension, était celle du sort réservé aux deux agents français, le Commandant Alain Mafart et le Capitaine Dominique Prieur. Ils avaient été condamnés en Nouvelle-Zélande à dix ans de prison. La France, estimant que la responsabilité de l’Etat absorbe celle de ses agents, ne pouvait accepter qu’ils dussent purger leur peine, alors que, de son côté, le Gouvernement de Wellington s’en tenait fermement au principe voulant qu’une peine judiciaire régulièrement prononcée fût exécutée.
8On sait que les choses s’envenimèrent au point qu’il fut question de mesures commerciales préjudiciables aux intérêts néo-zélandais pouvant être prises, à l’instigation de la France, par la Communauté économique européenne, et l’on sait aussi qu’il fallut à la fois l’autorité et l’habileté diplomatique du Secrétaire général des Nations Unies, M. Pérez de Cuéllar, pour trouver une issue à ce différend.8 Dans le règlement intervenu grâce à sa médiation9, acceptée comme obligatoire par les deux Gouvernements, il ne fait pas de doute que la solution trouvée pour les deux agents français constitue l’élément le plus original, qui révèle l’ampleur prise par le problème dont ils étaient l’objet.10
9En acceptant que le Commandant Mafart et le Capitaine Prieur fussent remis aux autorités françaises, le Gouvernement néo-zélandais avait certainement accepté une importante concession. Il allait donc être particulièrement attentif à la manière dont serait tenu l’engagement pris par la France de maintenir les deux agents, pendant une durée de trois ans, en une sorte d’assignation à résidence, sur l’île de Hao. Par conséquent, c’est dans un contexte psychologique particulièrement tendu que sont intervenus, avant l’expiration de la période de trois ans, les deux rapatriements en France des exilés de Hao. On comprend que pour les Néo-zélandais le comportement des autorités françaises, qu’ils jugeaient contraire à plusieurs titres aux stipulations des accords passés en 1986, ait été davantage qu’une entorse banale à un accord bilatéral de caractère ordinaire. Il en allait vraiment d’une affaire d’honneur, et cela ne devait sans doute pas rester sans incidence sur le prononcé arbitral, notamment l’insertion de la recommandation qui en ponctue le dispositif.
103. Ce dispositif comprend neuf paragraphes. Les cinq premiers se prononcent sur les griefs articulés par la Nouvelle-Zélande. L’un de ces griefs est écarté, mais à quatre reprises le tribunal déclare que la France s’est rendue coupable d’une violation substantielle de ses obligations. Il estime cependant, à teneur des deux paragraphes suivants (6 et 7) qu’il ne peut pas faire droit à la requête de l’Etat demandeur tendant à obtenir le retour des deux agents sur l’île de Hao, de sorte qu’en conséquence des violations substantielles qu’il a dénoncées il se borne (paragraphe 8) à déclarer « […] que la condamnation de la République française à raison des violations de ses obligations envers la Nouvelle-Zélande, rendue publique par la décision du tribunal, constitue, dans les circonstances, une satisfaction appropriée pour les dommages légaux et moraux causés à la Nouvelle-Zélande ; […] ».
11On doit bien reconnaître que le dernier paragraphe, consacré à la recommandation, vient en quelque sorte corriger un déséquilibre. Celui-ci résulte, dans le dispositif, de l’importance prise par les quatre constatations de violations substantielles, au regard desquelles la seule conséquence, dès lors que la principale demande de la Nouvelle-Zélande est écartée, est une condamnation verbale. On a pu parler de « forte disproportion » entre l’illicéité commise par la France et la réparation rendue.11
12Ce déséquilibre a bien été ressenti par les arbitres, puisqu’ils laissent clairement entendre que, si la Nouvelle-Zélande avait conclu, à titre subsidiaire, à l’octroi d’une compensation monétaire, ils auraient été enclins à la lui accorder.12
13Si telle est l’analyse qu’il convient de faire, la question plus générale est posée de savoir si le préjudice immatériel souffert par un Etat, celui que le dispositif de la sentence désigne des termes classiques « dommages légaux et moraux », ne devrait pas faire l’objet, en certains cas, d’une réparation qui irait au-delà de la satisfaction constituée par la déclaration d’illicéité.
144. A cet égard, il n’est pas sans intérêt de signaler qu’il s’agit peut-être d’une idée qui fait son chemin et mérite d’autant plus d’être examinée attentivement.
15On peut rappeler, par exemple, que dans cette même affaire du Rainbow Warrior, le règlement du Secrétaire général des Nations Unies ordonnait le versement d’une somme d’argent par la France à la Nouvelle-Zélande, somme fixée à 7 millions de dollars.13 Les motifs ni le mode de calcul n’en sont précisés car il s’agit simplement d’une décision de compromis entre ce qu’offrait l’une et ce que réclamait l’autre, mais il ne fait de doute pour personne que les dommages matériels qu’avait pu subir la Nouvelle-Zélande du fait de l’attentat contre le Rainbow Warrior étaient pas de grande ampleur, bien inférieurs à la somme allouée. On doit bien voir dans ce versement, pour l’essentiel, une forme de compensation pécuniaire du préjudice immatériel.14
16Quant à la doctrine, et sans qu’il soit utile de l’examiner ici en détail, elle se fait également parfois l’écho d’une orientation voulant que l’on dépasse, si les circonstances le justifient, certaines formes traditionnelles de satisfaction.15
17Notre présent propos, dans le sillage de la recommandation énoncée par la sentence de New York, est limité à la question de la compensation pécuniaire qui pourrait être due au titre de la réparation d’un préjudice immatériel. Il est inspiré par les deux traits essentiels qui caractérisent le contenu de cette recommandation, soit : (i) le versement d’une somme d’argent, et (ii) son affectation à un but particulier, de nature positive ou constructive.
185. A peine est-il nécessaire de rappeler l’importance que peut revêtir, dans les relations entre deux Etats, le préjudice immatériel, soit celui qui résulte, pour l’Etat qui est victime d’une violation du droit international, du seul fait de cette violation, préjudice qui, selon les circonstances, peut être ressenti comme une atteinte à l’honneur ou à la dignité.16 S’il fallait encore s’en convaincre, l’affaire du Rainbow Warrior en fournirait une excellente illustration.
19Dans la première phase, celle de l’attentat dans le port d’Auckland, la Nouvelle-Zélande a très fortement réagi contre ce qu’elle a appelé « une violation grave des normes de base du droit international », estimant qu’il y avait lieu de réparer « l’offense et l’affront » qui lui avaient été infligés.17
20Dans la deuxième phase, consécutive au rapatriement des deux agents français, la Nouvelle-Zélande, comme l’indique la sentence de New York, a invoqué à nouveau le préjudice moral résultant d’une violation portant profondément atteinte à l’honneur, la dignité et le prestige de l’Etat.18
21Ce préjudice immatériel est distinct du préjudice matériel, en ce sens qu’il intervient indépendamment de celui-ci. Les deux types de préjudice peuvent se présenter simultanément dans un cas d’espèce, mais le préjudice immatériel peut également survenir sans que soit causé aucun dommage matériel.19
226. Nous retenons l’expression « préjudice immatériel » dans un sens relativement large, qui englobe les divers types de dommages dont on rencontre généralement la mention : préjudice juridique, dommage moral ou dommage politique.20
23On observera que dans son dispositif (paragraphe 8) la sentence de New York retient l’expression « les dommages légaux et moraux », en anglais « the legal and moral damage », lorsqu’elle décide que la condamnation de la République française constitue « […] une satisfaction appropriée pour les dommages légaux et moraux causés à la Nouvelle-Zélande ; […] ». Cependant, le sens de l’expression n’est pas différent de celui que l’on peut reconnaître à la notion de préjudice immatériel. On en trouve d’ailleurs la confirmation dans les considérants de cette même sentence, dont le paragraphe 110 se lit comme suit :
« 110. Le Tribunal doit constater en l’espèce que la violation du régime particulier, défini par le Secrétaire général pour concilier les vues contradictoires des Parties, a suscité outrage et indignation publique en Nouvelle-Zélande et donné lieu à un nouveau dommage immatériel. Il s’agit là d’un dommage de la nature morale, politique et juridique lié à l’affront fait à la dignité et au prestige non seulement de la Nouvelle-Zélande en soi mais aussi de ses plus hautes autorités judiciaires et exécutives ».21
24L’expression préjudice ou dommage immatériel nous paraît donc mériter d’être retenue comme concept opérationnel, sans qu’il y ait lieu d’élaborer ou affiner davantage les distinctions que l’on peut faire entre préjudice juridique, préjudice moral et préjudice politique. Cela pourrait se révéler nécessaire si l’on devait constater que des conséquences précises, spécifiques, différentes les unes des autres, sont attachées à la réparation de chacun de ces « dommages ». Tel n’est pas le cas.22 Dans chaque différend particulier, c’est à la lumière de toutes les circonstances pertinentes qu’il y a lieu de déterminer quelle forme, ou quelles formes, doit prendre la réparation – au sens large – pour tenir compte de manière appropriée du profil particulier du préjudice immatériel.
257. Une précision importante doit cependant être soulignée sur le terrain des notions. Elle a trait au dommage moral.
26Comme on l’a déjà fait observer, et très particulièrement le Rapporteur spécial de la Commission du droit international sur la responsabilité des Etats, le Professeur G. Arangio-Ruiz, dans son magistral Deuxième Rapport23, il importe de bien distinguer le « dommage moral » de l’Etat de celui de l’individu. Pour celui-ci, le préjudice moral correspond à une souffrance, à une douleur, à un important désagrément ou à un handicap. Dès longtemps, les droits internes ont développé les principes selon lesquels ce dommage moral peut faire l’objet d’une indemnisation pécuniaire, et énoncé les modalités de calcul de cette indemnité. Le droit international n’a pas manqué de prendre appui sur ces principes connus des droits nationaux, et cela à un double titre. D’une part, lorsqu’un agent d’un Etat subit, du fait d’un autre Etat, une atteinte à ses droits constitutive d’une violation du droit international, la prétention internationale du premier Etat s’étend, notamment, à la réparation des préjudices causés à son agent, y compris, s’il y a lieu, l’indemnisation pécuniaire du tort moral. D’autre part, en cas de violation du droit des étrangers, la prétention internationale de l’Etat national, dans le cadre de la protection diplomatique et après épuisement des voies de recours internes, peut également comporter une demande de dommages-intérêts pour le dommage moral souffert par son ressortissant. Dans un cas comme dans l’autre, la question de savoir s’il y a lieu d’indemniser le dommage moral causé à l’agent ou au ressortissant, et, dans l’affirmative, la modalité de calcul de l’indemnité, sont appréciées selon des critères développés par la pratique internationale en s’inspirant des systèmes juridiques nationaux.24 C’est une question qui ne nous retient pas ici.
278. Bien distincte, en revanche, est la question du préjudice moral subi par l’Etat lui-même. Il tient aux circonstances dans lesquelles celui-ci a été victime, de la part d’un autre Etat, d’une violation du droit international. Il peut se produire parallèlement au dommage moral de l’agent ou du ressortissant, lorsque la violation du droit international au détriment de l’un de ceux-ci implique également un dommage moral pour l’Etat qui en est la victime. On se trouve alors en présence de deux préjudices moraux distincts issus des mêmes circonstances de responsabilité internationale. Cependant, à l’évidence, le préjudice moral de l’Etat est bien souvent seul à entrer en ligne de compte, par exemple en cas de violation de la souveraineté territoriale ou de non-respect d’un engagement international.
28Cette distinction, importante, est peut-être de nature à encourager l’utilisation de l’expression « préjudice immatériel » lorsqu’il s’agit de l’Etat, afin d’éviter toute confusion.
299. L’appréciation, dans un cas d’espèce, de l’existence et du degré d’importance ou de gravité du préjudice immatériel souffert par un Etat est vraiment liée au contexte particulier du différend. Il faut admettre qu’au stade de la procédure arbitrale ou judiciaire le tribunal dispose à cet égard d’une grande liberté d’évaluation.
30Sans doute, il y a lieu de prendre en considération des critères objectifs. Ainsi, par exemple, la violation de la souveraineté territoriale d’un Etat ne prend pas le même relief selon qu’elle est le fait d’une patrouille de douaniers ou de gendarmes qui ont franchi une frontière par inadvertance, ou qu’elle résulte d’une opération conçue, voulue et ordonnée par un gouvernement.
31Cependant, il y a lieu de tenir compte d’éléments subjectifs, et notamment d’apprécier la gravité du préjudice immatériel selon ce qu’a pu ressentir l’Etat victime, soit pour lui, son gouvernement sans doute, mais aussi son opinion publique. C’est frappant dans l’affaire du Rainbow Warrior.
32Quant à l’élément subjectif dans le chef de l’Etat responsable, il n’est bien évidemment pas dénué d’importance. On retrouve ici le critère particulier de la faute25, qui n’est pas un élément constitutif de la responsabilité internationale, mais intervient dans l’appréciation de la gravité de l’infraction.
33C’est précisément en raison du caractère très particulier du préjudice immatériel, qui doit être apprécié en fonction de toutes les circonstances du cas d’espèce, que les conséquences qui lui sont attachées doivent, pour être appropriées, tenir compte du contexte, et qu’il importe notamment que le juge ou l’arbitre dispose d’un choix relativement étendu de possibilités. La question de la compensation pécuniaire du préjudice immatériel s’inscrit dans cette perspective.
3410. La question qui retient maintenant notre attention est celle de savoir si, à teneur du droit international, un tribunal est en mesure d’allouer à un Etat une compensation pécuniaire pour le préjudice immatériel qui lui a été causé par un autre Etat, et s’il est souhaitable qu’il le fasse.
35Nous l’avons déjà vu, le tribunal arbitral qui a rendu la sentence de 1990 a donné à cette question une réponse affirmative :
« 118. Le Tribunal considère ensuite qu’une injonction de paiement de compensation monétaire peut-être faite dans le cas de la violation d’obligations internationales impliquant, comme c’est le cas ici, de sérieux dommages moraux et légaux, et bien qu’il n’y ait pas de dommages matériels. »
36Seul le fait que la Nouvelle-Zélande n’avait pas conclu à l’attribution d’une compensation monétaire explique que la sentence n’en alloue point. Ce type d’abstention est d’ailleurs fréquent.26 Il faudra y revenir. Peut-être en trouve-t-on une explication partielle dans le fait qu’une des jurisprudences parmi les plus célèbres, mais déjà relativement ancienne, consacre le refus d’allouer une telle compensation. Il s’agit des affaires du Carthage et du Manouba.27 Dans ces deux arbitrages, la France demanda que lui fussent accordées « 1. la somme de un franc pour atteinte portée au pavillon français » et « 2. la somme de cent mille francs pour réparation du préjudice moral et politique […] », mais le tribunal refusa de donner suite à ces demandes en motivant sa décision comme suit :
« Considérant que, pour le cas où une Puissance aurait manqué à remplir ses obligations, soit générales, soit spéciales, vis-à-vis d’une autre Puissance, la constatation de ce fait, surtout dans une sentence arbitrale, constitue déjà une sanction sérieuse :
que cette sanction est renforcée, le cas échéant, par le paiement de dommages-intérêts pour les pertes matérielles ;
que, en thèse générale et abstraction faite de situations particulières, ces sanctions paraissent suffisantes ;
que, également en thèse générale, l’introduction d’une autre sanction pécuniaire paraît être superflue et dépasser le but de la juridiction internationale ;
Considérant que, par application de ce qui vient d’être dit, les circonstances de la cause présente ne sauraient motiver une telle sanction supplémentaire : que, sans autre examen, il n’y a donc pas lieu de donner suite aux demandes susmentionnées ».28
37On peut observer que ce prononcé arbitral n’exclut pas fondamentalement l’hypothèse de principe de l’attribution d’une compensation pécuniaire en réparation du préjudice immatériel, dès lors, notamment, qu’il prend soin de lier la décision aux « circonstances de la cause présente ».
38Une autre raison des hésitations que l’on observe à l’égard du principe de la compensation pécuniaire du préjudice immatériel peut être trouvée dans le fait que parfois elle est associée à la notion de dommages-intérêts punitifs, ce qui est une erreur.29
39A notre avis, il faut reconnaître l’exactitude du dictum de la sentence de New York, qui peut au demeurant trouver certains appuis dans la jurisprudence internationale30, ainsi que dans la pratique diplomatique.31
40A vrai dire, il nous paraît que ce n’est pas tant la question du pouvoir du juge ou de l’arbitre en cette matière qui mérite la discussion, que les circonstances et les modalités de son exercice. Ce pouvoir existe, dans son principe, sauf indication contraire dans le compromis. Il s’agit dès lors d’identifier la place que prend la compensation pécuniaire dans le régime de la réparation du préjudice immatériel, et le sens, la signification, qu’elle va revêtir.
4111. Il est généralement admis que le préjudice immatériel souffert par un Etat trouve dans la satisfaction un mode de réparation approprié.32 Assurément on peut reconnaître à la satisfaction, en termes généraux, un caractère « tendanciellement afflictif ».33 II apparaît particulièrement dans certains prononcés arbitraux et judiciaires qui stigmatisent des comportements contraires au droit international et condamnent en termes sévères l’Etat qui en est l’auteur. La décision rendue dans l’affaire du Rainbow Warrior, après d’autres34, en est un excellent exemple. Il n’en demeure pas moins que la satisfaction – le terme même l’indique déjà – vise au premier chef à apaiser l’Etat qu’indigne une atteinte à ses droits. La satisfaction au sens technique du terme prend place parmi les formes que peut revêtir la réparation, et elle est autonome, en ce sens que, selon les circonstances d’un cas d’espèce, elle peut constituer la seule réparation, ou au contraire, intervenir avec une autre forme de réparation. Il peut y avoir cumul, notamment, de dommages-intérêts réparant par équivalent un dommage matériel, et de la satisfaction assurant la réparation d’un préjudice immatériel.35
42Dès lors, si l’on reconnaît le principe d’une compensation pécuniaire du préjudice immatériel, il convient de bien déterminer s’il s’agit d’une modalité spécifique de la satisfaction, ou si l’on doit y voir un chef particulier de demande. La réponse nous paraît évidente : la compensation pécuniaire du préjudice immatériel est une forme que peut prendre la satisfaction, qui n’est d’ailleurs pas exclusive à d’autres. Il faut s’arrêter brièvement à cette question, d’autant plus que sur ce point la sentence de 1990, sans être entièrement claire, paraît tout de même proposer une autre construction.36
4312. C’est généralement à propos des diverses formes que peut revêtir la satisfaction que la question de la compensation pécuniaire du préjudice immatériel est évoquée. Ce n’est cependant pas toujours le cas, et l’on peut en rencontrer une analyse distincte de celle de la satisfaction, notamment sous le titre des « dommages-intérêts punitifs ».37 Nous pensons quant à nous qu’il y a de bons motifs d’y voir une modalité de satisfaction.
44Il faut tout d’abord se garder d’établir en cette matière une analogie quelconque avec les principes qui gouvernent la réparation du dommage moral souffert par des individus. Nous avons vu déjà qu’en ce qui concerne la substance même du préjudice moral, il y a, quant à la victime, une différence sensible entre l’individu et l’Etat. Il en va de même de la réparation. Pour l’individu, le préjudice moral répond à certains critères précis. Bien souvent, il fait totalement défaut. Lorsqu’on en constate la présence, il fait, tant bien que mal, aux fins de la réparation, l’objet d’une évaluation chiffrée. Les dommages-intérêts pour tort moral constituent l’un des aspects de la réparation par équivalent.
45Il en va bien différemment du préjudice immatériel souffert par un Etat. Il est plus diffus, plus fréquent sans doute, car on reconnaît un préjudice juridique, à vrai dire, dans toute violation du droit international. C’est l’intensité du préjudice immatériel qui varie considérablement d’un cas à l’autre, mais en tout état il n’est pas quantifiable, de sorte que l’on voit mal comment une compensation pécuniaire, du type de celle qui est évoquée, à titre de dictum, dans la sentence arbitrale de 1990, pourrait constituer une réparation par équivalent. Il s’agit d’autre chose, et l’on voit sans doute que l’on est bien sur le terrain de la satisfaction.
46En effet, c’est précisément parce que le préjudice immatériel se présente sous divers visages et avec une intensité très variable que la satisfaction revêt diverses formes, davantage d’ailleurs dans la pratique diplomatique que dans les décisions judiciaires et arbitrales. La satisfaction doit être appropriée, elle doit être modulée selon les circonstances.
47Le versement d’une somme d’argent à l’Etat lésé constitue l’un des éléments figurant dans la panoplie des instruments satisfactoires.
48Le Rapporteur spécial de la Commission du droit international propose cette conception. Dans son Projet d’articles, le dommage moral subi par un individu est pris en compte dans la disposition (article 8) intitulée « Réparation par équivalent », alors que le préjudice immatériel de l’Etat lésé (« dommage moral ou juridique » dans le texte de l’article 10 consacré à la satisfaction) doit faire l’objet d’une « satisfaction adéquate », et le projet de mentionner nommément, entre autres, les « dommages-intérêts symboliques ou punitifs ».38
49Encore faut-il pouvoir penser qu’il est opportun, judicieux, dans certains cas, de recourir à cet instrument. Les hésitations que l’on peut ressentir à cet égard méritent l’attention.
5013. De telles réticences vis-à-vis de la forme pécuniaire de la satisfaction se manifestent notamment lorsque est évoquée l’idée qu’il s’agirait de dommages-intérêts punitifs. Il est vrai que le recours à cette notion n’est pas convaincant et que l’on peut douter qu’il soit opportun de se référer à cette qualification.
51On doit observer tout d’abord que l’institution des dommages-intérêts punitifs (punitive damages) vient du droit américain et que c’est cet exemple qui a inspiré quelques décisions internationales et certains travaux de la doctrine.39 Cet élément caractéristique du droit américain répond toutefois à des traits particuliers de ce système40, de sorte que se réclamer d’une analogie de situation qui justifierait son adoption en droit international paraît pour le moins discutable, et d’autant plus critiquable que dans les relations relevant du droit international privé l’application sur ce point du droit américain par le juge étranger se heurte parfois à l’obstacle de l’ordre public41, ce qui montre bien qu’il ne s’agit en aucune manière d’un principe généralement consacré par les droits internes, qui, à ce titre, aurait l’autorité d’un principe général de droit susceptible d’être appliqué par le juge ou l’arbitre international. Même si, en droit international, le concept de dommages-intérêts punitifs devait acquérir une entière autonomie par rapport au modèle américain, le recours à cette expression serait de nature à entretenir une fâcheuse confusion.
52Il y a davantage encore. On peut trouver de bons arguments pour souligner que le principe même des dommages-intérêts punitifs se concilie mal avec la dignité, l’honneur, des Etats dans les relations internationales. Il s’y incorpore un élément blessant, qui va à l’encontre de l’objectif d’apaisement que doit réaliser un jugement ou une sentence. La composante « afflictive » de la réaction à l’illicite est acquise par la constatation de la violation du droit international, comprenant, dans les cas graves, la condamnation verbale de l’Etat qui s’en est rendu coupable. Il n’y a pas place, dans l’éventail des instruments destinés à assurer la satisfaction, pour des « dommages-intérêts punitifs ».
5314. Cependant, la question la plus importante nous paraît être de bien identifier la signification que revêt, ou que pourrait revêtir, la compensation pécuniaire du préjudice immatériel souffert par un Etat.
54(i) Il convient tout d’abord de se convaincre qu’elle est susceptible de remplir un rôle utile, qu’elle peut, selon les circonstances, répondre à un besoin. Dans les affaires du Carthage et du Manouba, la France avait éprouvé ce besoin de solliciter du tribunal arbitral l’attribution d’une somme d’argent « pour réparation du préjudice moral et politique ». Si le tribunal la lui a refusée, ce fut, nous l’avons vu, parce qu’à ses yeux les circonstances de la cause ne la motivaient pas, ce qui pourrait laisser entendre que, dans des circonstances déterminées, ce pourrait être un complément utile, voire nécessaire, de la condamnation verbale. Dans l’affaire du Rainbow Warrior, la Nouvelle-Zélande a demandé, dans la première phase, la réparation pécuniaire de son préjudice immatériel, et elle l’a obtenue, bien que la décision du Secrétaire général des Nations Unies, compte tenu de sa nature, ne le précise pas. Dans la deuxième phase, elle n’a rien demandé, mais c’est le tribunal arbitral qui a éprouvé le besoin d’évoquer spontanément la question, de lui consacrer une partie spécifique des considérants de la sentence, et d’énoncer, en quelque sorte à titre de substitut, la recommandation du paragraphe 9.
55On peut affirmer assurément que dans des circonstances où la violation du droit international est particulièrement grave il paraît souhaitable que le tribunal ne se borne pas à condamner les comportements illicites, mais prescrive en outre une autre mesure de satisfaction, sous la forme, notamment, du versement d’une somme d’argent. Ce n’est sans doute pas très fréquent, mais lorsque l’honneur, la dignité, d’un Etat sont atteints, les circonstances ici évoquées pourraient le justifier.
56(ii) La fonction d’une telle allocation pécuniaire relève bien de l’ordre de la réparation. Le tribunal arbitral présidé par Eduardo Jiménez de Aréchaga ne s’y est pas trompé, qui a consacré l’expression compensation monétaire (monetary compensation) pour analyser cette question. Il ne s’agit pas d’une punition, qui n’est pas de mise dans les rapports entre Etats. On comprend bien, au demeurant, que la fonction première d’un tel versement en argent est d’apaiser les ressentiments de l’Etat lésé, à titre symbolique à tout le moins, raison pour laquelle il lui appartient de faire figurer ce chef de demande dans ses conclusions s’il entend obtenir cette allocation.
57Souligner cette fonction réparatrice n’est pas indiquer pour autant qu’il existe une analogie avec la réparation du dommage moral subi par un individu. Comme déjà indiqué, le tort moral enduré par un individu fait l’objet d’une réparation par équivalent. Tant bien que mal, on s’efforce de traduire en chiffres l’importance de ce dommage. Rien de tel avec la compensation monétaire du préjudice immatériel souffert par l’Etat. Ce dommage n’est pas traduisible en chiffres. Le versement susceptible d’être ordonné au titre de la satisfaction due à l’Etat lésé a valeur symbolique. Son montant peut être fixé librement.
58Peut-être son caractère tout à fait original explique-t-il que les Etats aient le plus souvent renoncé à demander ce type de compensation monétaire.
5915. La sentence de 1990, dans les considérants qu’elle consacre à la question de la compensation monétaire, donne une analyse intéressante de l’attitude de la Nouvelle-Zélande, qui n’a pas sollicité une telle compensation :
« 119. Toutefois, la Nouvelle-Zélande n’a pas demandé l’attribution de compensation monétaire – pas même subsidiairement au cas où le Tribunal ne ferait pas les déclarations ni n’ordonnerait pas les injonctions relatives au retour des agents. Le Tribunal comprend cette position qui résulte de l’appréciation faite par un Etat de sa dignité et de ses droits souverains. […] »
60On ne peut déterminer avec certitude ce que le Tribunal a voulu dire. Quoi qu’il en soit, il est utile de s’interroger sur le motif des hésitations d’un Etat à conclure à l’attribution d’une compensation monétaire. De la part d’un Etat qui se plaint d’une grossière violation de ses droits, qui ressent une forte atteinte à sa dignité, n’est-ce pas finalement un peu petit, à la rigueur même mesquin, de solliciter l’octroi d’une somme d’argent, qui de toute manière ne saurait avoir aucune commune mesure avec le préjudice immatériel souffert ? N’y a-t-il pas une sensible inadéquation entre, d’une part, un grave préjudice se situant sur le plan de l’honneur, de la dignité, et, d’autre part, une compensation se situant au niveau matériel d’une somme d’argent peu significative ? Elle a sans doute valeur de symbole, mais est-ce suffisant ? On tombe dans une sorte d’impasse, car d’un côté l’on éprouve le besoin, en certaines circonstances, d’élargir la satisfaction en y incluant un autre élément à côté de la condamnation verbale et l’on pense à une compensation monétaire, mais on ressent d’un autre côté que celle-ci paraît peu adéquate, petite, et d’autant plus qu’il s’agit d’un transfert financier forcément peu significatif d’un budget public à un autre budget public, dans un total anonymat.
6116. Dès lors, ne peut-on trouver une orientation judicieuse et élégante dans la suggestion faite par la recommandation formulée par la sentence du 30 avril 1990 ? Elle propose bien le versement d’une somme d’argent, mais elle lui assigne une affectation spécifique, positive, constructive. Elle suggère que la satisfaction adéquate peut comprendre non seulement la constatation de la violation du droit international, qui est aussi une reconnaissance du droit de l’Etat lésé, mais également un élément complémentaire, que l’on peut bien appeler une réparation constructive.
62Dans l’affaire du Rainbow Warrior, cette réparation constructive recommandée, et réalisée42, visait les relations bilatérales entre les deux Etats, et plus précisément la création d’un fonds destiné à promouvoir d’étroites et amicales relations entre les citoyens des deux pays.
63On peut également penser à d’autres affectations. Par exemple, l’Etat victime d’un préjudice immatériel pourrait recevoir mission d’affecter la compensation monétaire qui lui serait allouée à un but humanitaire : il pourrait faire un don au Comité international de la Croix-Rouge, à Médecins sans frontières, etc. L’affectation assignée au versement pécuniaire prescrit pourrait être aussi la promotion des droits de l’homme, par exemple la remise de cette somme à l’Institut René Cassin à Strasbourg. Assurément, ce ne sont pas les objectifs constructifs qui font défaut.
64En définitive, il faut retenir l’idée que le versement d’une somme d’argent qui, dans les relations entre Etats, peut paraître, malgré sa valeur symbolique, peu adéquate, est susceptible de prendre un relief très particulier s’il est orienté vers une affectation positive. Du préjudice immatériel peut naître, au titre de sa réparation, un geste qui honore, qui apaise.
6517. La réparation constructive a été abordée ici dans l’optique d’une décision judiciaire ou arbitrale, dès lors que la sentence rendue dans l’affaire du Rainbow Warrior en fournit une illustration digne d’être saluée. Il est bien entendu cependant que cette forme de satisfaction mérite tout autant d’être prise en considération par les Chancelleries lorsqu’elles s’efforcent de régler à l’amiable un différend entre des Etats. L’expression de regrets, d’excuses, pourrait être complétée par le versement d’une compensation pécuniaire dont l’affectation constructive serait convenue entre les Etats intéressés. Il faut souhaiter que la pratique diplomatique, lorsque cela paraît justifié, s’oriente dans cette direction. Cela pourrait avoir une valeur exemplaire aux yeux de l’opinion publique.
6618. Les conclusions auxquelles les quelques réflexions qui précèdent nous conduisent peuvent être exprimées dans les propositions suivantes :
67(i) Le préjudice immatériel souffert par un Etat – préjudice juridique, moral ou politique – peut être, selon les circonstances, particulièrement important. Tel est notamment le cas lorsque l’honneur, la dignité, de l’Etat sont atteints. Il y a lieu d’en tenir compte dans la détermination des conséquences, dans les relations entre des Etats, d’un fait internationalement illicite.
68(ii) La conséquence usuelle du préjudice immatériel est la satisfaction, susceptible de revêtir diverses formes, cumulativement dans certains cas. Fréquemment, l’expression d’excuses, ou la constatation judiciaire ou arbitrale de la violation du droit international, constituent une satisfaction appropriée.
69(iii) Dans le cas où le préjudice immatériel est particulièrement grave, la satisfaction, pour être adéquate, doit comporter, à la demande de l’Etat lésé, un élément supplémentaire. Il peut prendre la forme d’une compensation pécuniaire. Tout en ayant une fonction d’apaisement, elle n’équivaut pas à une réparation par équivalent, mais demeure bien un des éléments de la satisfaction, que le juge ou l’arbitre n’est pas tenu d’allouer en toutes circonstances, et qu’il peut fixer librement.
70(iv) Ce versement peut, selon l’appréciation du tribunal, prendre la forme d’une réparation constructive, en ce sens que la décision assigne à l’Etat qui en bénéficie la mission d’utiliser cette somme à des fins spécifiques, de caractère humanitaire, ou culturel, ou autre, particulièrement dignes d’intérêt.
7119. A supposer que cette orientation soit adoptée, on pourrait rencontrer des jugements ou sentences dont le dispositif comporterait un paragraphe rédigé, en substance, de cette manière :
« Le Tribunal […]
Déclare que la condamnation de {X} à raison des violations de ses obligations envers {Y}, rendue publique par la décision du Tribunal, ainsi que le versement par {X} à {Y} d’une somme de […], constituent une satisfaction appropriée. Ledit montant doit être affecté à des {buts humanitaires}, {la promotion de l’enseignement des droits de l’homme} etc. Cette affectation sera rendue publique ».
72Eminent internationaliste, juge de grande stature, Eduardo Jiménez de Aréchaga sera peut-être, de surcroît, celui qui aura contribué à ouvrir la jurisprudence à l’idée de la réparation constructive.
https://books.openedition.org/iheid/1354
L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande signé, jeudi 30 juin, par la Commission européenne risque de fragiliser la production ovine tricolore, selon la présidente de la Fédération nationale ovine.
Après douze cycles de négociation depuis leur lancement en juin 2018, la Commission européenne et la Nouvelle Zélande ont conclu jeudi 30 juin, un accord permettant des accès au marché facilités pour les produits agricoles et la mise en œuvre de quotas pour les produits sensibles y compris pour les ovins. Avec quelles conséquences ?
Michèle Boudoin : La filière ovine, nous savons depuis longtemps ce que sait que d’être mondialisée. Nous en avons fait les frais depuis notamment cette maudite affaire du bateau Rainbow Warrior¹ qui date de 1985. L’agneau néozélandais est devenu depuis une monnaie d’échange. L’accord que vient de signer l’Union européenne avec la Nouvelle-Zélande en est encore une fois la preuve.
Que prévoit cet accord ?
M.B. : Concrètement, les néo-zélandais vont pouvoir envoyer en Europe 38 000 tonnes de viande ovine sur sept ans sans taxe, qui viendront s’ajouter au contingent de 126 000 tonnes dont ils disposent déjà. On pourrait se rassurer en se disant qu’ils ne remplissent pas ce contingent, mais ce serait sous-estimer la très forte réactivité au marché de la Nouvelle-Zélande. Ils sont en capacité d’envoyer de la marchandise quand ils veulent, notamment à la fin du premier trimestre au moment des fêtes de Pâques. Et puis, à l’échelle des consommateurs, il y a l’argument tarifaire qui risque de peser, avec un agneau qui coûte deux fois et demi moins cher que l’agneau français (ndlr : 9,90 euros/kg pour l’agneau néozélandais contre 23 euros/kg pour l’agneau français). La segmentation permettant à toutes les bourses d’acheter de l’agneau est nécessaire, mais cela ne nécessitait en aucun cas de rajouter 38 000 tonnes supplémentaires.
N’y-a-t-il pas une forme de dichotomie européenne à vouloir défendre la transparence de la chaîne alimentaire et en même temps signer des accords qui contribue à la fragiliser ?
M.B. : Il y a en effet un paradoxe intenable, et finir la présidence française de l’Union avec un tel accord est vraiment dommageable. Les néo-zélandais produisent des agneaux à contre-saison par rapport à nous. Ils abattent en décembre, et conditionnent sous azote liquide, cela permet de garder le produit pendant plusieurs mois. Or le consommateur ignore souvent cette information. Ce produit va faire 20 000 kilomètres où est la logique environnementale.
Quid de la réciprocité des normes, de l’ambition plus verte de l’Europe avec le Green Deal quand on sait que la Nouvelle Zélande utilise des produits tels que l'atrazine et bien d’autres pourtant interdits en Europe ?
M.B. : Encore une fois on trompe le consommateur. Il y a effectivement des substances comme l’atrazine ou le Diflubenzuron. Ce dernier produit est classé potentiellement cancérogène et a été interdit par l’Union européenne dès 2021. Or, il est toujours utilisé en routine par les éleveurs néozélandais et ne fait l’objet d’aucune restriction aux importations européennes depuis ce pays. Nous avons manifestement un mauvais commissaire européen à l’agriculture. Que la commission européenne se félicite de cet accord est honteux et donne un très mauvais signal aux autres pays comme l’Australie par exemple qui pourrait s’en servir pour négocier avec l’Europe un nouvel accord moins-disant.
¹ L'affaire du Rainbow Warrior désigne le sabotage du navire amiral de l'organisation écologiste Greenpeace, le Rainbow Warrior, par les services secrets français le 10 juillet 1985, ainsi que ses suites médiatiques, politiques et judiciaires. Cet acte, qui constituait une violation de la souveraineté de l'État néo-zélandais, fut à l'origine de tensions entre les deux pays et eut des conséquences sur leurs relations politiques et économiques notamment pour le marché ovin.
Repères
Le secteur agricole représente environ 80 % des exportations de la Nouvelle-Zélande pour un volume d’environ 28 milliards d’euros (Md€) par an de produits laitiers, de viande, de fruits et de vins (Total : 36 Md€ environ). Le principal client de ce pays est la Chine, devant l’Australie et l’Union européenne. La Nouvelle-Zélande est aussi le 9e plus grand producteur de lait au monde. Selon la Banque mondiale, l’agriculture représentait 7 % du PIB et 6 % de la main-d'œuvre totale en 2021.
https://www.reussir.fr/agriculture-massif-central/michele-boudoin-va-t-nous-faire-payer-laffaire-du-rainbow-warrior-jusqua-la-fin-des-temps
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