Alors que TikTok continue de séduire des millions d’adolescents en France, à l’Assemblée nationale, une commission d’enquête s’empare actuellement de la question des effets psychologiques de l’application sur les mineurs.
Publié le 28 mai 2025 à 9h00 Illustration TikTok Photo© CFOTO/Sipa USA/SIPA
En France, la question des nuisances de TikTok sur la santé mentale des plus jeunes a refait surface en novembre 2024, avec l’action du collectif « Algos Victima ». Il regroupe une dizaine familles ayant assigné TikTok en justice. La plateforme chinoise aurait contribué à la dégradation de la santé psychologique de leurs enfants. Parmi les cas signalés, deux adolescentes de 15 ans se sont suicidées.
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C’est l’une des affaires qui a poussé Laure Miller, députée (EPR) et rapporteure de la commission d’enquête, à se saisir de ce sujet. « Ces jeunes filles n’avaient pas forcément de fragilité au départ, mais elles ont été happées par des vidéos de promotion de la scarification… », nous confie-t-elle.
Une application addictive
Au-delà de la promotion de contenus dangereux, le docteur en neurosciences Michel Desmurget dénonce un temps d’usage des écrans récréatifs « extravagant ».
Il y a effectivement un risque d’addiction. Si les pourcentages varient très fortement en fonction des critères retenus pour les études, « les écrans, notamment les réseaux sociaux, ont une capacité à stimuler le système de récompense absolument massive, notamment via les likes », affirme le docteur. Pire, en raison de ce dérèglement du système de récompense, on aura aussi tendance à devenir addict beaucoup plus vite.
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Cette omniprésence des écrans et des réseaux sociaux comme TikTok a de lourdes conséquences pour les adolescents, notamment en termes de réduction du temps de sommeil.
« On peut déconner avec à peu près avec n’importe quoi, mais on ne peut pas déconner avec le sommeil, il n’y a pas besoin que le gamin ressemble à un zombie pour qu’il y ait de réels impacts », dénonce le chercheur. « Le sommeil a des impacts sur le fonctionnement cognitif, la mémorisation, les résultats scolaires, la santé physique, mais aussi sur la santé mentale », ajoute-t-il.
Un autre problème lié à la surexposition à TikTok concerne les effets évidents sur la concentration et l’impulsivité, effets démontrés par de nombreux travaux de recherche.
Des symptômes moins attendus
Des impacts sur les comportements à risque sont aussi à noter. « Le cerveau de l’ado n’est pas mature », explique le scientifique. Il va donc reproduire ce qu’il voit à longueur de journée, y compris les comportements dangereux ou malsains.
Parmi les conséquences les moins connues, le docteur recense aussi des risques cardiovasculaires accrus liés à la sédentarité, et « l’effondrement des interactions intrafamiliales précoces » : les enfants parlent moins à leurs parents, lisent moins – des facteurs essentiels au développement du langage.
Si l’on additionne tous ces effets, l’impact des réseaux sociaux sur la réussite scolaire se fait bien sûr ressentir. Le 20 mai 2025, un rapport de la Cour des comptes décrivait « un système éducatif en situation d’échec ».
Face à cette situation, Michel Desmurget assure que « bien qu’il y ait d’autres facteurs, la surexposition aux réseaux sociaux joue un rôle non négligeable dans les difficultés rencontrées par les élèves ».
Une inquiétude internationale
La France n’est pas le seul pays à s’inquiéter des conséquences de TikTok sur la santé des jeunes. Fin 2024, une dizaine d’États américains ont porté plainte contre TikTok, notamment pour des dommages considérables sur la santé mentale et physique des enfants.
Lors de ce procès, des documents internes à TikTok ont été rendus publics, révélant que l’entreprise était consciente des effets néfastes de sa plateforme sur la santé mentale des jeunes utilisateurs.
Ces risques pour les jeunes s’inscrivent également dans un contexte géopolitique très tendu, compte tenu de la proximité de la société mère de TikTok, ByteDance, avec le gouvernement chinois, et de l’opacité de sa gestion des données personnelles, notamment celles des utilisateurs européens et américains.
En Chine, la plateforme Douyin (le TikTok chinois) favorise les contenus éducatifs et patriotiques, limite le temps d’utilisation à 40 minutes par jour pour les moins de 14 ans, et est interdite entre 22h et 6h. Bien loin donc de ce qu’on retrouve en France.
« On nous laisse vraiment la partie sombre du réseau social, ce n’est pas le fruit du hasard sans aucun doute. Ça devrait d’ailleurs tous nous amener à en tirer des conclusions », déplore Laure Miller.
Si la prise de conscience de ces problématiques et la réponse des pouvoirs publics se font attendre, c’est aussi en raison du lobbying. Le neuroscientifique en veut pour preuve « la levée de boucliers », l’émergence immédiate de contrevérités scientifiques ou d’études remettant en cause la nuisance des écrans, à la suite de la publication d’une tribune « anti réseaux sociaux » par Gabriel Attal, dans Le Figaro, le 29 avril 2025.
« Il y a exactement le même lobbying qu’il y a eu pour tous les grands problèmes de santé publique, le même que pour le tabac, ou pour l’amiante », déclare l’auteur de La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants.
Quelle(s) réponse(s) ?
Alors, que faire ? Restreindre l’accès aux réseaux sociaux pour les mineurs, comme le préconise Gabriel Attal ou comme le font les Chinois ?
Michel Desmurget y est favorable : « Les études montrent qu’il y a 5 à 6 % d’enfants qui grandissent dans ces conditions, sans écran récréatif, et qui vont plutôt mieux que les autres. La question, ce n’est pas de savoir ce que les gamins pourraient faire dans un usage idéalisé et fantasmé du numérique, c’est ce qu’ils font. Ils se concentrent sur les usages récréatifs les plus délétères. »
Se pose alors la question de la responsabilité : est-ce à l’État ou aux parents de restreindre l’utilisation des réseaux sociaux par leurs enfants ?
L’expert nous répond : « L’une des stratégies de l’industrie, c’est de dire : je ne m’en occupe pas, c’est aux parents de s’en occuper. Mais il y a une telle pression des pairs, une telle pression scolaire à utiliser ces outils. Les parents ne sont pas de taille à lutter. »
Remettre la responsabilité sur les parents permettrait ainsi aux industriels de contourner la leur.
Ce serait donc à l’État d’agir. Problème : celui-ci est, au moins en partie, impuissant.
Un conflit de compétences entre le droit français et le droit de l’Union européenne
« On ne veut pas faire miroiter telle ou telle interdiction qui serait inapplicable, notamment en raison d’un conflit de compétences entre le droit français et le droit de l’Union européenne », certifie Laure Miller.
En effet, depuis 2018, avec l’entrée en vigueur du RGPD (Règlement général sur la protection des données), l’Union européenne s’est affirmée comme l’autorité compétente pour encadrer les grands enjeux du numérique à l’échelle du continent.
Cette centralisation s’est poursuivie avec le DSA (Digital Services Act) en 2022, qui impose des obligations aux plateformes pour modérer les contenus, protéger les utilisateurs et garantir la transparence des algorithmes, puis avec le DMA (Digital Markets Act) en 2023, qui vise à limiter les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique.
Données personnelles, sécurité en ligne, concurrence : tout est désormais régi par des règlements européens directement applicables dans les États membres, qui ne fixent plus eux-mêmes les règles dans ces domaines.
Un dispositif imparfait
Pourtant, le dispositif n’est pas parfait, comme le confirme la députée : « Le DSA a été adopté en 2022. Il n’est toujours pas pleinement appliqué, on voit bien la difficulté de trouver une législation efficace sur le terrain. Les réseaux sociaux ont une force d’innovation extrêmement importante, ils sont sans cesse en avance sur nous. »
Face à ces difficultés, la rapporteure de la commission d’enquête souhaite réaxer les débats sur les questions de santé publique. Thématique qui reste une prérogative nationale, ce qui offrirait la possibilité de trouver des solutions « applicables immédiatement » et « les plus radicales possibles, pour protéger nos enfants efficacement ».
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