Il y a trente ans, on appelait “rave parties” ces fêtes clandestines. Aujourd’hui, ses participants préfèrent le terme free party. L’étiquette a changé mais le mouvement perdure, attisant les fantasmes, attirant un flot continu de teufeurs. À leur tête, des collectifs se relaient pour organiser ces soirées autogérées.
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Cet article est le premier d'une enquête en cinq parties : “La tête dans les enceintes”, réalisée par les étudiant·es du Master 2 de journalisme de Sciences Po Rennes. À retrouver chaque samedi du mois de mai.
Par groupes de quatre ou cinq, des silhouettes emmitouflées dans leurs polaires convergent, un samedi soir d'hiver, vers un hangar abandonné. Un bruit sourd, comme des pulsations régulières, perce le silence de cette zone industrielle du Mans (Sarthe).
Près du grillage, capuche noire relevée sur la tête, un grand gaillard tend un sac à dos entrouvert. L'un après l'autre, des groupes d'amis habillés de noir, de blanc et de kaki, s’avancent et y glissent quelques pièces et billets. Il est minuit. Sur le parking, les coffres de voiture font office de bars improvisés, autour desquels on se réchauffe en partageant une bière. À 2h pétantes, les portes s'ouvrent et un flot de jeunes adultes impatients s'y engouffre.
Où sommes-nous ? Il y a trente ans, on aurait pu répondre “dans une rave party”. Aujourd'hui on dit plutôt free party. Le terme “rave party”, qui est plus connu, désigne les fêtes techno déclarées, payantes et sécurisées. Dans les années 1990, elles se sont éloignées du mouvement des free parties, qui elles, restent non déclarées, autogérées et fonctionnent par donation, en marge des circuits commerciaux.
Face à un mur d'enceintes décoré de motifs tribaux, une centaine de danseurs dodelinent de la tête au rythme d'une musique techno rapide et stridente. Des faisceaux violets et bleus illuminent les visages et dessinent des cercles sur la tôle du plafond. Du fond de la salle, posté derrière une imposante console de régie, un technicien dirige ces lumières sur la cadence. Concentré, un DJ mixe des vinyles, dissimulé dans une cabine de fortune en bois contreplaqué.
Dans les free parties, le technicien lumière est souvent à l'arrière de la salle, d'où il gère la direction des faisceaux colorés. • © Luna Beaudouin-Goujon - Sciences Po Rennes
Certains fêtards, assis sur le côté, sont visiblement en train de préparer leur prochain psychotrope. D'autres commandent canettes et barquettes de frites auprès de stands de ravitaillement qui côtoient ceux de réduction des risques liés à la prise de drogues. Pendant douze heures, les teufeurs tapent du pied, sautillent, se balancent, portés par le “beat” saccadé des morceaux qui s'enchaînent.
Le lendemain, les enceintes se tairont. Fatigués, les participants quitteront les lieux dans un ballet de voitures, non sans croiser les contrôles de police. Comme un matin ordinaire, le hangar retrouvera son anonymat.
Vers 10h du matin devant ce hangar, des teufeurs encore éveillés profitent des derniers instants de la fête. • © Dorian Vidal - Sciences Po Rennes
Ces fêtes, qui essaiment un peu partout en France et en Europe depuis plus d'une trentaine d'années, conservent une image fantasmée : spontanées, improvisées et chaotiques. Derrière ces rendez-vous clandestins se cachent pourtant des groupes, des logistiques et des compétences que l'on peine à imaginer.
“On privilégie le collectif, il n'y a pas de sponsors, pas de règles”, s'enthousiasme Axel (1), 23 ans, organisateur de petites free parties en Bretagne. On se réapproprie l'espace public.“ Le temps d'une nuit ou deux, la free party, aussi appelée teuf, crée un territoire qui s'affranchit des contraintes habituelles, une parenthèse où les règles dominantes de la société s'effacent. Pour le jeune ingénieur du son aux cheveux longs, ces événements non déclarés s’apparentent à des “zones d’autonomie temporaire”, un concept théorisé par l'écrivain américain Hakim Bey dans les années 1980.
Axel, 23 ans, organise avec son sound system des petites free parties depuis 2018. Elles regroupent une cinquantaine à une centaine de personnes. • © Zara Windy - Sciences Po Rennes
Comment un tel mouvement clandestin, qui joue avec les marges et nécessite des logistiques imposantes, fait-il pour perdurer depuis plus de trente ans ?
Il faut revenir à une loi votée pendant le mandat de la Première ministre britannique Margaret Thatcher, en 1987. En contraignant les clubs à fermer à 2h du matin, la Dame de fer pousse les jeunes adeptes de techno à trouver de nouveaux endroits pour se rassembler. Ils investissent les entrepôts et les usines abandonnés, mais se font vite réprimer. Ils quittent alors leur pays pour atterrir de l'autre côté de la Manche.
“J'ai vu Spiral Tribe à Barcelone, il y avait un mur de son énorme, des cracheurs de flammes. C'est eux les pionniers. Ils ont mélangé la musique électronique avec le mouvement du travelling”, se souvient Tony, DJ sous le nom de Treize et membre d'Epsylonn, un sound system breton — groupe composé de cinq à vingt teufeurs qui organise les soirées et possède son propre matériel de sonorisation. Les Spiral Tribe, un collectif anglais, a organisé le premier Teknival français en 1993, à Beauvais. Expatrié en France, il aspirait à un mode de vie libre et communautaire, inspiré des New Age Travellers, des nomades anglais dans les années 1980.
De l’Espagne à la République tchèque en passant par l’Italie ou le sud de la France, ce groupe et d'autres sillonnent l'Europe en caravane et diffusent la musique techno en prêchant les valeurs de la free party. “Les Spi”, Bedlam ou Desert Storm deviennent des figures mythiques, des sortes de guides fondateurs.
Les aînés qui nous expliquent comment c'était avant, c'est une espèce d'éducation à la fête. Arnaud Idelon
Journaliste, auteur du livre Boum Boum, Politiques du Dancefloor
Retour au Mans, pendant que les fêtards patientent de l'autre côté des portes en tôle. En quelques heures, un mur de son - un empilement d'enceintes - a été monté et le hangar transformé en dancefloor. Choisir le terrain où s'implanter, préparer les enceintes, les câbles, les amplis, puis baliser l'endroit et éventuellement le mettre en sécurité pour le public… Tout repose sur un partage des savoirs transmis au fil des années.
À force de “poser”, c'est-à-dire d'installer les caissons de basse sur un lieu, les débutants rencontrent des personnes expérimentées. Momo (1), 26 ans, aujourd'hui chauffeur poids lourd et membre d'un collectif d'organisateurs, l'a vécu. Il s'est rendu à sa première free party à 15 ans. Deux ans plus tard, avec des amis d'enfance, le jeune homme aux yeux en amande a créé son sound system.
Momo, 26 ans, a commencé à 15 ans à fréquenter les free parties. Deux ans plus tard, il en a organisé avec son collectif. • © Zara Windy - Sciences Po Rennes
C'est en observant et questionnant que le groupe, alors au lycée, apprend à se servir du matériel. “Tout se partage, les grands aident les petits, les petits expliquent aux grands les nouvelles choses qu'eux, un peu dépassés par les nouvelles organisations, ne comprennent plus. Ça fait perdurer le truc”, affirme le routier.
Ce qu'il décrit correspond à une “culture des précédents”, une notion apparue au milieu des années 2000 dans des cercles militants. Arnaud Idelon, journaliste, auteur du livre Boum Boum, Politiques du Dancefloor, et directeur du tiers-lieu Le Sample à Bagnolet (Île-de-France), précise que les pratiques d'un groupe sont “toujours dans la lignée de ce que les gens ont fait avant”.
Pour le trentenaire, c'est précisément ce qu'il se passe dans les free parties : “Les aînés qui nous expliquent comment c'était avant, c'est une espèce d'éducation à la fête et une manière de se dire 'Je ne vais pas faire les mêmes conneries'.”
Pour les teufs, il faut aussi maîtriser la manière de faire venir du monde sur place. Les échanges sont d'abord oraux, pour garder le lieu secret jusqu'au dernier moment. Et surtout, rien sur les réseaux sociaux. Le collectif de Momo n'y a jamais été présent : “On ne se fait connaître que par le bouche-à-oreille. Au fur et à mesure, les gens viennent parce qu'ils aiment bien ce qu'on fait.”
Dans les années 1990, les événements étaient annoncés uniquement par flyers, des tracts distribués à la main. L'infoline, un numéro à appeler pour avoir des informations sur une free, y était renseignée. Aujourd'hui, elle est partagée sur des messageries cryptées, qui assurent la confidentialité grâce au chiffrement des données, rendant les communications difficiles à intercepter par les autorités. Une fois les coordonnées GPS récupérées, les teufeurs convergent vers le terrain avec une synchronisation étonnante.
Liberté, autogestion, partage, respect… Ces mots reviennent sans cesse dans la bouche de nos interlocuteurs, comme un mantra. Tous s'accordent sur le rejet de la marchandisation comme principe fondamental. Une free, c'est une soirée non déclarée, sans prix fixe à l’entrée. Selon Momo, “la fête est un droit qui devrait être accessible à tout le monde”. Il s'insurge contre les prix exorbitants de beaucoup de festivals ou de concerts, qui s'élèvent, pour les premiers, “autour de 140-150 euros” et “60-70 euros” pour les seconds.
Assise à une table du bar rennais Loco Loca, la souriante Chachacha, DJ et membre d'un groupe d'organisation de free parties et de soirées légales, décrit entre deux gorgées de café son expérience dans les teufs parisiennes. Pour elle, le fait que tout le monde soit bénévole, et que les fonds soient parfois reversés à des associations, montre aussi un “vrai engagement” de celles et ceux qui les créent.
Tout le monde donne ce qu'il peut, ça peut être quelques euros ou même une cigarette. Axel
Organisateur de petites free parties en Bretagne
Si dans les années 1990 ces événements étaient entièrement gratuits, la plupart fonctionnent aujourd'hui sur le principe de la “donation”, une “paf” — participation aux frais — : “Tout le monde donne ce qu'il peut, ça peut être quelques euros ou même une cigarette, précise Axel, le technicien du son. On veut pas obliger les gens à donner. Dans aucun cas tu te fais refuser l'entrée, contrairement aux soirées légales.” Cette logique de don vise aussi une inclusion qui “brouille les catégories sociales”, selon Chachacha.
Elle permet par ailleurs de rembourser les frais d'organisation. “La dernière teuf, pour les quinze ans de notre sound, c'était un investissement d'environ 10 000 €, sachant que tu dois aussi payer le groupe électrogène et les bennes à ordures après, évalue Tony, alias Treize, membre d'Epsylonn. Tu as intérêt à convaincre les gens de donner 5 € minimum. Avec ça, on a réussi à se rembourser.”
Mais ce n'est pas toujours le cas, tant les engagements en termes de matériel sont conséquents. Le plus cher, c'est d'acheter les caissons qui construiront la façade. Pour indiquer la puissance et la taille de leur mur d'enceintes, les organisateurs parlent en kilowatts (kW). Une unité de mesure désignant la consommation électrique de leur matériel de sonorisation. Pour un bon mur de son, il faut compter entre 40 000 et 50 000 €.
En plus des caissons, les organisateurs doivent se procurer des câbles, des échafaudages, des éléments de décor, des projecteurs… • © Dorian Vidal - Sciences Po Rennes
Cigarette électronique en main, Momo énumère tout ce qu'il faut acheter en plus : “Des haut-parleurs pour mettre dans tes caissons, des câbles pour les relier aux amplis, de la peinture protectrice. Il y a aussi les praticables pour poser tes platines, des échafaudages…” Tout ça, le chauffeur poids lourd et ses camarades l'ont financé avec leur argent de poche entre leurs 16 et 17 ans : “On se débrouillait, on allait bosser pendant nos vacances, on mettait les trois-quarts de notre salaire dans nos premiers caissons.”
Les organisateurs n'évoquent jamais le terme de rentabilité. Ils insistent sur le fait que l’objectif n’est pas de faire du profit, et que, dans la plupart des cas, une soirée ne génère aucun bénéfice. Si elle en fait, tous les fonds sont réinvestis dans la réparation ou l'achat de matériel. Ils peuvent également être reversés au Fonds de soutien juridique des sons, une association qui aide les organisateurs en cas de saisie de matériel par les forces de l'ordre.
4h du matin dans la périphérie mancelle. La free party bat son plein. Dans la foule, à quelques pas des caissons, un homme éméché, sweat gris ouvert, titube et lâche sa bouteille de rhum qui s'éclate au sol. En quelques minutes, deux garçons athlétiques en treillis arrivent pour le soutenir et le conduisent au stand de réduction des risques. Il est pris en charge par des bénévoles de l'association Techno+, chargée de gérer ces situations.
Ce sont des lieux de non-contrôle, mais où tout le monde fait en sorte que tout se passe bien. Chachacha
DJ et organisatrice de free parties et de fêtes légales
Ici, pas d'agent de sécurité. Les fêtards sont supposés se gérer eux-mêmes. Le mot d'ordre, c'est le respect et l'autonomie. La DJ Chachacha définit ces événements comme “des lieux de non-contrôle, mais où tout le monde fait en sorte que tout se passe bien”.
Les organisateurs veillent à la confidentialité de toutes les informations concernant les soirées. “Faut pas en parler à n'importe qui”, avertit Momo. Si la sécurité est compromise, “ça met en péril la soirée, un travail de six à huit mois et les personnes les plus investies qui sont en première ligne face aux forces de l'ordre et aux renseignements généraux”, déplore-t-il.
Pendant les festivités, ils effectuent aussi des maraudes auprès du public “pour vérifier que tout le monde soit bien, et rappeler aux gens de regarder ce qui se passe autour d'eux”, assure Nartog (2), 30 ans, membre d'un sound system. Une forme de microsociété avec ses propres règles, dans une logique d'autogestion.
Arnaud Idelon, l'auteur du livre Boum Boum, Politiques du Dancefloor, y voit la possibilité que chacun prenne “soin de chaque partie de cette communauté”. Exemple, ce soir-là dans la Sarthe, un message envoyé sur un canal sécurisé, a prévenu : “On compte sur chaque membre du public pour respecter ce qui l'entoure.” L'impératif ne tient pas toujours : des vols de téléphone, de sacs, de vêtements entre autres, ne sont jamais à exclure.
Au Mans, quelques noctambules continuent d'entrer sur le parking. Ganté et cagoulé, un jeune homme de taille moyenne, les traits un peu tirés mais au regard vif, remplace son collègue qui récupère les donations tandis qu'un autre échange avec des policiers venus surveiller la zone. Un technicien règle le volume sonore sur un des caissons qui sature. Pour assurer le bon fonctionnement de la teuf, chaque membre du sound system remplit une tâche bien précise.
Cette organisation bien huilée permet de “monter en deux heures des scènes qui prendraient cinq à six heures si on n'était pas organisés, souligne Momo. Il y a des référents échafaudage, électricité, transport, façade, organisation, médiation, sécurité, public. Le référent a plusieurs personnes sous son aile.”
Son rôle à lui ? Tout anticiper. Il supervise “la recherche de terrain, la médiation avec les forces de l'ordre, la sécurité du site, comment arriver sur le terrain sans créer de bouchons… Tout le travail qui est fait en amont et pendant la soirée, que le public ne voit pas forcément.” D'autres, comme Axel, s'occupent de la partie technique du son : “Je gère la façon de placer et de régler les enceintes. Puis, un autre copain s'occupe de la donation et un autre va installer la lumière.”
Cette répartition des rôles “ne fait aucune différence entre les personnes qui vont gérer la technique et celles qui vont faire de la musique”, remarque la photographe Julie Hascoët, qui a passé dix ans à fréquenter ces soirées clandestines.
Il n'y a pas quelqu'un qui a plus de pouvoirs que d'autres. Momo
Membre d'un collectif d'organisateurs
Loin d'être improvisé, chaque événement est par conséquent préparé des mois à l'avance. Ceux qui appartiennent au sound system se réunissent régulièrement pour discuter et voter collectivement une grande partie des décisions. C'est à ce moment-là que sont décidés le lieu, les stratégies à adopter pour échapper aux forces de l'ordre et les DJ qui vont participer aux sets.
Dans ces collectifs, chacun a voix au chapitre et beaucoup refusent de parler aux journalistes. Un réflexe de méfiance, la crainte de compromettre les événements. Tony, 44 ans, était lui aussi réticent à témoigner. Casquette et sweat à capuche, trois piercings alignés sur le sourcil, il a finalement accepté de revenir, autour d'une bière, sur son parcours au sein du sound system breton Epsylonn. Ce fan de techno considère que “les médias ont donné une mauvaise image de la free party” en se focalisant sur le phénomène des drogues.
Même si des “leaders généraux prennent plus d'initiatives, il n'y a pas quelqu'un qui a plus de pouvoirs que d'autres, comme dans une entreprise ou une association, qui ont un président”, explique Momo. Pour Julie Hascoët, cela “fait partie du mode de fonctionnement autogestionnaire”. L'organisation horizontale, inspirée de principes libertaires, s'impose comme la règle à suivre.
Certains ont poursuivi cette façon de vivre en communauté. Epsylonn, le sound system dont fait partie Tony, organise sa première fête dans une carrière du Finistère en 2003. Puis une mission humanitaire conduit le collectif en Roumanie. Pour ses membres, l'idéal communautaire ne se cantonnait pas à l'organisation de free parties. C'était un mode de vie qu'ils espéraient durable. “Après notre deuxième voyage, on s'est dit 'Vas-y, on va rester tous ensemble', et on a chopé un hangar à Mordelles”, se souvient Tony. Les membres d'Epsylonn louent et aménagent ce lieu situé près de Rennes et y vivent pendant une dizaine d'années. Une partie commune et chacun son camion. “Les Spiral Tribe nous ont un peu donné l'exemple. J'ai vécu quinze ans en camion, mesure le DJ quadragénaire, comme empreint d'une légère nostalgie. Et on a transmis ça. Maintenant, les jeunes ont tous un camion.”
La présence de camions dans les free parties rappelle l'héritage libertaire des Travellers, ces nomades anglais des années 1980. • © Dorian Vidal - Sciences Po Rennes
Aujourd'hui encore, les organisateurs sont souvent très mobiles, même si la plupart ne vivent plus comme les nomades anglais des années 1980. Ils sont toujours “des gens de la route, qui voyagent beaucoup”, soutient Momo. L'hiver on peut aller dans le Sud voir des free, chercher le soleil.” Ils créent “des coalitions avec des mecs du Nord, du Sud qui posent ensemble dans le sound”. Momo se réjouit de la facilité avec laquelle il a pu “rencontrer, en cinq à six ans, énormément de gens qui viennent de partout, d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, d'Allemagne”. Il abonde, comme pour convaincre : “C'est très très coopératif.”
C'est une des dernières mouvances artistiques libres. Loran Béru
Actuel guitariste des Ramoneurs de Menhir
La free party est aussi liée à une autre contre-culture : les punks. Pour Loran Béru, chanteur et guitariste des Béruriers noirs puis des Ramoneurs de Menhir, les teufs en sont même la “continuité”. Il a participé dès le début des années 1990 à ces soirées non déclarées. Selon lui, elles étaient initialement rattachées à la “mouvance squat” et étaient toujours gratuites. “C'est une des dernières mouvances artistiques libres”, clame le membre du légendaire groupe antisystème. Pour garder son indépendance comme les teufeurs, il refuse d'être intermittent depuis le début de sa carrière : “Avec les Bérus, on avait tous un boulot à côté. Quand tu ne dépends pas de ce que tu fais artistiquement, tu peux dire non à tout. C'est ça, être libre.”
Ce qui persiste de cette période punk, c'est la démarche “Do It Yourself” — “fais-le toi-même” en anglais. Les jeunes organisateurs confient tous s'être formés sur le tas. Momo raconte que, dans son collectif, ils ont construit eux-mêmes les caissons en regardant des tutoriels : “C'était vraiment système D, on faisait de la récup, on essayait de trouver des lumières à 20 balles sur Leboncoin…”
Cet héritage issu du nomadisme anarchiste alimente toujours un sentiment d'appartenance. Le simple fait de se rendre ensemble en catimini, en voiture ou en camion, dans un endroit tenu secret et souvent à l'écart des centres-villes, renvoie à cette mémoire. “On sait que si on est là, c'est qu'on a eu un message, qu'on appartient à une communauté qui n'est pas forcément géographique ou identitaire mais une communauté de pratique de la fête”, analyse le journaliste spécialisé Arnaud Idelon.
Elle est renforcée par les liens très étroits entre les membres du milieu. “C'est un monde qui communique et s'entraide vachement”, affirme Momo. En dehors des soirées, certains événements regroupent chaque année les fidèles de la techno “de Strasbourg à Vierzon”, jauge-t-il dans un sourire. Les non-initiés n'ont pas accès à ces rendez-vous. Et pour cause, s'y échangent “des informations sur l'organisation, sur comment gérer son public, comment régler une sono, sur les violences sexistes et sexuelles”. Selon Momo, ces rassemblements sont organisés “à l'initiative des plus jeunes qui ont envie d'apprendre, comme des anciens”, sans véritable structure qui chapeaute l'ensemble.
En France, la connaissance du sujet se partage elle-même entre une poignée d'experts dont on a pu constater la proximité. Ils se sont lus, se citent et sont parfois amis.
Peut-on cependant parler d'une contre-culture complètement en marge de la société ? Lionel Pourtau tempère en soulignant l'aspect éphémère de ces fêtes. Le chercheur préfère le terme “subculture”, parce que les participants “n'échappent pas à la culture dominante, ils vivent de la même façon que n'importe qui”.
Il y a quelque chose de plus désespéré dans les free parties. On sait bien qu'on ne va pas changer le monde, mais on va changer le nôtre pendant quelques heures. Lionel Pourtau
Sociologue
Momo fait le même constat : “L'idéologie libertaire, c'est compliqué de l'avoir dans sa vie de tous les jours. Mais on essaie, chacun à son échelle.” Sa vie est partagée entre son travail en intérim comme chauffeur poids lourd et sa passion pour les free parties. “Tu as un loyer à payer, un prêt à rembourser, des courses à faire. Donc t'es forcément un peu niqué par la société, par tout ce qu'elle t'impose”, se désole-t-il.
Lionel Pourtau l'a constaté : “Il y a quelque chose de modeste et de plus désespéré dans les free parties, qui est de dire qu'on sait bien qu'on ne va pas changer le monde, mais déjà on va changer le nôtre pendant quelques heures et ça ne sera pas si mal.”
Ce rêve de changer le monde est porté par les jeunes adultes. Dans la foule de la soirée près du Mans, le profil des participants saute aux yeux. La plupart des organisateurs interrogés ont autour de 25 ans, rarement plus de 30. Cette jeunesse qui par définition ne dure pas, est le cœur du réacteur de ces teufs et la raison de leur persistance. Que l'on soit dans les années 1990 ou en 2025, “il y aura toujours des gens qui auront besoin d'aller vivre, pendant un moment, de la différence, de l'excès et de la déviance”, prévoit Lionel Pourtau.
Dans la foule, la grande majorité des danseurs sont jeunes. Ces événements leur offrent une parenthèse éloignée des contraintes de la société dominante. • © Luna Beaudouin-Goujon - Sciences Po Rennes
Cela ne dure qu'un temps. “Plus tu vieillis, plus tu vas t'investir dans la société parce que t'as envie de te poser”, témoigne Tony, le DJ d'Epsylonn. L'artiste Loran Béru observe que, plus que l’âge, ce sont les “responsabilités” qui éloignent certains passionnés des free parties : la famille, les emprunts, le travail.
La DJ Chachacha voit malgré tout dans la pérennité de ces soirées un rejet du système : “On n'a pas envie de contribuer à quelque chose qui n'est pas en adéquation avec nos valeurs.” Des idéaux d'ouverture, d'accessibilité, de respect de l'autre, que prônaient déjà les premiers teufeurs. “Forward the Revolution !” — “En avant la révolution!” — scandaient les Spiral Tribe en 1992, lors d'un teknival en Grande-Bretagne. Plus tard, exilés en France, ils ont continué à critiquer le système dominant, faisant d'autres émules. “La fête libre n'est pas à vendre”, “Piratons le sécuritarisme”, encourageaient d'autres sound systems au début des années 2000.
Cette forte empreinte contestataire a marqué l'histoire du mouvement. Mais selon Loran Béru, chanteur et guitariste des Ramoneurs de Menhir, elle fut de courte durée. Il évoque une “bascule” dans les squats où des affiches de teufs sans aucun message ont peu à peu remplacé les affiches militantes. Si certains ont tenté d’insuffler une conscience politique dans cet univers festif, elle ne s'est jamais avérée centrale. La raison ? Selon le sociologue Lionel Pourtau, les teufeurs rejettent l'idée d'avoir un porte-parole “parce que la représentation est l'opposé du sentiment de fusion et d'égalité qu'il y a sur le dancefloor”.
Des visuels faisant référence aux idées anarchistes sont souvent utilisés par les teufeurs. Ici, un drapeau pirate, symbole de rébellion, est accroché à l'entrée du hangar. • © Luna Beaudouin-Goujon - Sciences Po Rennes
Le mouvement ne s'aligne pas sur des partis par fidélité à l'idée libertaire. Pourtant, beaucoup considèrent que faire des free parties est un acte politique. Loran Béru résume la contradiction : “La démarche l'est mais pas le message.” L'objectif : défendre une manière alternative de faire la fête.
Serait-ce donc militant d'aller en free party ? La plupart des personnes interrogées admettent avoir mis les pieds dans ce milieu par hasard, grâce à des amis, simplement pour “faire la fête”.
Momo a découvert cet univers avec ses potes “sans se rendre compte de tout ce qu'il y avait derrière”. Ce n'est qu'après plusieurs soirées qu'ils commencent “à se questionner sur ce monde, à découvrir un peu plus les valeurs” d'autogestion. Son envie d'organiser s'impose. “Forcément, on achète nos premiers caissons. De fil en aiguille, ça s'est fait tout seul”, résume-t-il. Monter une free s'apparente alors à une forme de militantisme puisqu'il implique des risques.
Le collectif de Nartog diffuse des messages satiriques pendant ses soirées. • © Luna Beaudouin-Goujon - Sciences Po Rennes
D'autres vont plus loin en y intégrant des messages engagés. C'est le cas du collectif auquel Nartog est lié. Ces temps-ci, il projette des visuels satiriques comme des images d’Emmanuel Macron affublé d’une couronne. Une caricature de Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur, est affichée pour dénoncer sa “politique répressive”. Sur un autre dessin, Christelle Morançais, présidente de la région des Pays de la Loire est aussi pointée du doigt en réaction aux “coupes budgétaires drastiques dans le sport, la culture, l'associatif”, précise Nartog.
Lors d'une free party, des organisateurs ont affiché une caricature du ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau. • © Dorian Vidal - Sciences Po Rennes
“On essaie plus ou moins d'éveiller les consciences, de disséminer des petits trucs pour notre public, qu'il sache que ça va au-delà de la fête”, éclaircit Nartog. Même s'il admet que certains participants ne sont pas là pour ça. Ils viennent juste pour s'amuser.
Pour Momo, des “teufs coup de poing”, il y en a “de plus en plus” dans un contexte davantage répressif. “On répond en faisant passer des messages, soit au préfet, soit aux politiques.” Pour Antoine Baczkowski, enseignant chercheur à l'Ecole des sciences de la société de Lille et à l'origine d'une thèse sur le parcours des teufeurs, organiser des free parties “reste un 'combat politique' défensif et non pas offensif”.
Pour le rendre visible, des “manifestives” sont organisées depuis plusieurs années dans différentes villes de France. À l'occasion de l'une d'entre elles, 1 500 amateurs de techno ont défilé à Rennes le 12 avril. Plus qu'une simple défense de la “fête libre”, l'événement dénonçait “un climat social tendu” et un “autoritarisme grandissant”, selon un compte Instagram créé pour l'occasion. Des slogans comme “À l'unisson, protégeons nos caissons !” ou “Du son pour un État sourd” étaient visibles sur les pancartes des manifestants.
Le 12 avril 2025, 1500 teufeurs ont manifesté dans les rues de Rennes pour défendre la “fête libre”. • © Camille Curnier - Sciences Po Rennes
En parallèle, le mouvement se structure de manière plus solidaire. Certains sound systems s'associent. En Bretagne par exemple, l'un des collectifs les plus actifs dans le milieu de la free party en regroupe sept. Cette solidarité devient nécessaire quand les confiscations de matériel se multiplient. “On s'est déjà fait saisir par la police 30 000 euros de matériel qu'on reverra peut-être jamais, peste Momo. C'est de l'argent qui est perdu et qu'il faut retrouver.”
Il faut alors compter sur les autres pour continuer. Quand Tony et son groupe ont vu leur matériel sonore embarqué dans les fourgons des forces de l'ordre, ils ont “fait appel à [leurs] potes” qui leur ont ramené 40 kW de caissons. “C'était une façade énorme et du coup, on a quand même réussi à faire la fête”, se remémore-t-il en souriant. Cet ancien fondateur d'Epsylonn est confiant : “Les jeunes se renouvellent tout le temps. Tu vas leur saisir un mur, un autre va arriver.”
(1) Le prénom a été modifié à la demande de la personne interviewée.
(2) Seul le surnom a été gardé à la demande de la personne interviewée.
Chiara Audureau et Luna Beaudouin-Goujon
Chiara Audureau et Luna Beaudouin-Goujon - Master 2 Journalisme : Reportage et Enquête • © Camille Curnier - Sciences Po Rennes
L'ensemble des entretiens a été réalisé entre janvier et mars 2025.
Nous nous sommes rendues en free party à trois reprises : à Cesson-Sévigné (35), au Mans (72) ainsi qu'à Jugnié-des-Moutiers (44).
Nous avions comme objectif de rencontrer des organisateurs de free parties. Grâce à des connaissances, nous avons partagé une annonce sur une messagerie sécurisée qui partage les prochains événements pour essayer d'entrer en contact avec l'un eux. Cette tentative n'a pas aboutie. À force de bouche-à-oreille, nous avons réussi à approcher des organisateurs. Le premier entretien a eu lieu avec Momo en janvier.
Lorsque nous avons sollicité plusieurs collectifs pour suivre de l'intérieur l’organisation d’une soirée, tous ont refusé. Si certains semblaient partants au départ, la décision devait être prise collectivement lors d'un vote qui trancha systématiquement en notre défaveur.
https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ille-et-vilaine/rennes/enquete-sur-les-free-parties-on-va-changer-notre-monde-pendant-quelques-heures-dans-les-coulisses-de-l-organisation-3143264.html
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