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Le Point : « On a basculé dans l’idiocratie [ElseNews]

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Le Point : « On a basculé dans l’idiocratie

Depuis six ans, Pierre travaille comme développeur dans une entreprise informatique. Il maîtrise les outils, connaît les procédures et identifie les points de fragilité. Il sait comment ses collègues travaillent, où ça peut bloquer, et quand il doit intervenir. Alors, quand le poste de responsable s'est libéré, ses collègues ont commencé à espérer que ce serait lui. Il n'avait rien demandé. Mais il s'est laissé prendre au jeu. « Avec tout ce que j'avais investi – le temps, l'énergie, cette connaissance fine des équipes et des clients –, je pensais que ça finirait par me revenir. C'était ce qui me faisait tenir », souffle-t-il.
Quelques semaines plus tard, la direction a expliqué qu'elle avait finalement choisi un autre profil. Plus jeune, plus à l'aise avec les tableaux de bord, les slides qui défilent et les indicateurs de performance. Pour justifier son choix, elle a dégainé le vocabulaire de rigueur : leadership, formation en management, maîtrise du reporting. Pierre n'a rien dit. Mais il a du mal à dissimuler son amertume : « Je me rends compte qu'aujourd'hui, ce qui compte, ce n'est plus vraiment ce qu'on sait faire, mais la manière dont on le raconte. Il faut savoir se mettre en vitrine, parler la novlangue, acquiescer même quand tout part de travers, et tant pis si ça n'a plus aucun sens. »
Derrière le récit de Pierre, une vérité qui dérange : dans beaucoup d'entreprises, le savoir-faire ne suffit plus. L'ancien contrat moral – on travaille bien, on nous reconnaît – n'a plus cours. Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS, évoque une illusion persistante : « On continue de croire que l'entreprise valorise l'expérience, la connaissance du métier. Mais ce qu'on attend désormais d'un manageur, ce n'est plus de savoir, c'est de s'ajuster. Lire les signes, adopter les bons codes, se fondre dans la norme. Et surtout, ne pas poser les questions qui dérangent. » Le mérite ne se mesure plus à la compétence, mais à la conformité. Et tant pis si, dans l'ombre, ceux qui font le travail, ceux qui tiennent l'édifice, restent invisibles.
De plus en plus éloigné du travail opérationnel
Tristan est chargé de communication dans une start-up parisienne depuis quatre ans. Il occupe l'un de ces postes hybrides, à la frontière de l'écrit, de l'image et du numérique. Rédiger, filmer, monter, diffuser : tout repose sur deux personnes. Si jusqu'ici l'autonomie était la règle, l'arrivée d'un nouveau manageur a tout chamboulé. Désormais, il faut rendre des comptes. « Ce nouveau chef n'a jamais rédigé un communiqué, monté une vidéo, ouvert une newsletter. Il ne sait pas ce que ça implique, mais il tranche. Il fixe les délais. Avec assurance. Comme s'il savait ce qu'on faisait et que ça l'intéressait. »
Une semaine après sa prise de poste, le ton était donné : quinze contenus à produire en quatre jours. « Pour lui, une publication LinkedIn, c'est un truc qu'on dicte à ChatGPT entre deux réunions. Ça se poste, ça s'oublie. Alors que nous, on vend l'inverse : une voix, une incarnation, du temps passé », soupire Tristan. Mais ce temps-là ne se voit pas dans les tableaux de bord. Et comme souvent, ce qui n'est pas mesuré n'existe pas. Le trentenaire essaie de ne pas en faire une affaire personnelle. D'ailleurs, ce qu'il dénonce, ce n'est pas un homme, mais une logique. Pas la prise de pouvoir des incompétents caricaturaux, mais l'ascension de ceux qui excellent dans l'art de la forme.
À LIRE AUSSI Et si ChatGPT écrivait déjà mieux que nous ?Comme souvent, tout a commencé dès le recrutement. « La première fois qu'on a rencontré notre nouveau manageur, il nous a dit qu'il venait d'une boîte de la tech américaine, il a parlé de croissance, d'indicateurs, de nouvelles méthodes. On n'a rien compris, mais ça a plu à notre direction. » Ce que le nouveau chef n'avait pas anticipé, c'était le prix de ses promesses. Comme tant d'autres avant lui, il a appuyé là où c'était le plus simple : sur ses équipes. « Je sais bien que mon manageur n'est pas responsable de cette logique, poursuit Tristan. Mais cette déconnexion, quand même… c'est hallucinant ! Ça nous fait perdre un temps considérable. Si on bossait vraiment ensemble, on serait beaucoup plus productifs. On n'aurait pas à perdre du temps à expliquer notre travail, ni les objectifs qu'on peut atteindre, ni ceux qui sont impossibles. Là, franchement, ça n'a aucun sens. On a basculé dans l'idiocratie ! »
Des indicateurs de performance individuels
On pourrait croire que le non-sens dont parle Tristan n'est qu'une dérive regrettable du management. Un excès de zèle, peut-être. Ce serait plus rassurant. Pour Danièle Linhart, sociologue, c'est pourtant tout l'inverse : « C'est une organisation pensée qui tient sur ses propres contradictions. » Une mécanique, fruit d'un glissement lent, amorcé il y a plus de trente ans. Jean-Claude Delgènes, économiste et fondateur du cabinet Technologia, en retrace les origines : « À la fin des années 1990, les entreprises privées, mais aussi les services publics, ont adopté des logiques venues du secteur marchand : pilotage par objectifs, évaluation individualisée, culture du résultat. »
Ces dernières années, trois lettres ont pris le pouvoir dans les comités de direction : les KPI, pour Key Performance Indicators. Trois lettres qui résument une carrière, tranchent dans une équipe, évaluent une implication. Elles transforment le travail en tableaux, les efforts en scores, l'engagement en métriques. Au départ, elles ont été pensées comme des outils, des repères pour éclairer les zones grises, guider les décisions. Mais, peu à peu, elles ont pris une autre place, devenant des objectifs en soi, des points d'arrivée plutôt que des moyens. C'est ce que résume la loi de Goodhart : « Lorsqu'une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure. » La formule est connue. Elle fait sourire dans les formations managériales, suscite quelques hochements de tête – une brève lueur de lucidité –, puis on passe à la suite. Le plan d'action est validé. Les KPI poursuivent leur course.
À LIRE AUSSI « C'est une béquille » : ces salariés qui carburent à la drogue pour tenir« Le vrai problème n'est pas tant la mesure en soi, mais la nature des indicateurs, explique Alexandre Jost, président-fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bien-être citoyen. Ils restent, dans la majorité des cas, désespérément individuels. Or, nous vivons une époque où l'individualisme – au sens littéraire du terme – s'est installé dans les esprits et casse l'intelligence collective. » Le mérite est perçu comme personnel, la réussite comme un parcours singulier. Dans ce vide, où l'individu prime sur le groupe, le doute, l'intuition, les tâtonnements – ces éléments essentiels qui forgent la richesse humaine du management et que l'intelligence artificielle ne remplacera jamais – se sont progressivement effacés du paysage.
C'est dans ce contexte que Danièle Linhart souligne un autre point crucial : pour occuper les cerveaux, l'entreprise ne s'est jamais autant agitée. Elle passe son temps à changer les logiciels, les fiches de poste, à redéfinir les objectifs, à fusionner les directions. Chaque mois, une nouvelle méthode, une nouvelle promesse, un nouveau PowerPoint. On appelle ça « agilité ». « Mais à force de bouger pour bouger, on oublie pourquoi on fait les choses », remarque Danièle Linhart. Dans ce tourbillon constant, où chacun est contraint de s'adapter sans cesse, le sens se dissout lentement, sans que personne ne le remarque vraiment. Et pour cause, les salariés n'ont tout simplement plus le temps de réfléchir.
Le poids invisible des biais cognitifs
Ce n'est pas tout. Si l'obsession des indicateurs et le changement constant expliquent en partie les promotions absurdes et les erreurs de casting, cette mécanique dissimule une faille plus profonde, souvent ignorée : les biais humains. Même avec l'essor du numérique, derrière chaque grille d'évaluation, des individus jugent d'autres individus. Nous aimons croire que nos décisions sont rationnelles, mais en réalité, elles reposent souvent sur une illusion de contrôle.
Pour fonctionner, notre cerveau passe son temps à trier, filtrer, associer, simplifier. Il élimine les détours, efface les nuances. À notre insu, il tisse des raccourcis. Les biais cognitifs – ces mécanismes invisibles qui nous aident à prendre des décisions rapides – s'invitent discrètement dans nos jugements professionnels. Quelques exemples parmi les plus fréquents : le biais de confirmation, qui nous pousse à valider ce que nous croyons déjà ; le biais d'ancrage, qui donne un poids démesuré à la première information reçue ; le biais de négativité, qui marque plus profondément les échecs que les réussites. Autant de filtres invisibles mais puissants, qui orientent notre façon d'évaluer un collaborateur, de sélectionner un candidat, ou même d'écarter une personne d'une promotion.
À LIRE AUSSI La « Slack fatigue » : quand les notifications pourrissent la vie des salariésEt puis, il y a l'effet Dunning-Kruger. Un phénomène qui, souvent, passe inaperçu, mais dont les effets sont lourds. Ce mécanisme où certains surestiment leurs compétences, simplement parce qu'ils ne voient pas ce qui leur échappe. Un paradoxe cruel de notre époque : moins on sait, plus on se croit compétent. Dans les entreprises, ceux qui s'imposent par leurs certitudes sont récompensés, tandis que ceux qui doutent, qui remettent en question, restent à l'écart. On préfère la confiance aveugle à la compétence véritable. Les réponses instantanées aux questions complexes l'emportent. Finalement, ceux qui savent vraiment – les prudents, les humbles, les lucides – s'effacent, invisibles derrière des apparences parfaitement lissées.
Pour finir, peut-être le plus insidieux de tous : le syndrome du scarabée. Cette tendance à faire confiance à ce qui nous ressemble. Même diplôme, mêmes codes, mêmes réflexes en réunion. On ne choisit pas forcément le meilleur. On choisit ce qu'on reconnaît. Ce qui rassure. Pierre, sans le savoir, en est peut-être la victime silencieuse. À compétences égales, c'est souvent un détail qui fait pencher la balance. « En France, l'élite est brillante, mais d'une homogénéité frappante : mêmes origines, mêmes écoles, mêmes cercles », observe Jean-Claude Delgènes. Là où d'autres pays laissent émerger des profils variés, des scientifiques, des ingénieurs…, on reste fidèle à un moule unique – qui finit, lui aussi, par exclure.
Or, dans un monde mouvant, la complexité appelle la diversité. Et en l'oubliant, notre système se prive d'une part essentielle de ce qui fait la richesse d'un collectif. « Ce modèle ne mise ni sur la qualité de l'engagement, ni sur la force de l'intelligence partagée », ajoute Danièle Linhart. Il compte sur la disponibilité, la malléabilité, l'ambition docile. Il ne cherche pas à tirer le meilleur des individus ; il veut qu'ils se conforment. Ce n'est pas grave si le sens fait défaut, tant qu'on peut les mobiliser à tout moment, sur n'importe quoi.
Taux de désengagement de 93 %
Mais alors, jusqu'où ce système peut-il tenir ? À l'heure où les indicateurs de santé mentale, d'engagement et de confiance se dégradent, il devient légitime de se poser la question : est-il déjà trop tard ? En mars 2025, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) faisait fuiter un rapport sans équivoque : la France se distingue en Europe par un mode de management très hiérarchisé, peu enclin à la coopération. Et le constat est accablant : le niveau de confiance des salariés français envers leur encadrement est l'un des plus bas du continent.
À LIRE AUSSI « Tout devient plus mécanique » : comment la « colleague zone » a pris le pas sur l'amitié au travailCette situation n'est pas sans conséquences. Car à force de piloter sans écouter, de changer pour le seul plaisir de changer, on finit par perdre ceux qui, jusque-là, portaient les objectifs. Loin d'être une simple question de productivité, cette dynamique impacte directement le bien-être des salariés. « En France, le taux d'accidents du travail est l'un des plus élevés d'Europe », souligne Danièle Linhart. Ce chiffre n'est pas un hasard : il révèle un système qui empêche les salariés de s'impliquer dans leur environnement de travail, de façonner leur poste, ou de signaler ce qui ne va pas.
Le refus d'accepter les professionnels tels qu'ils sont, au-delà de l'image qu'on attend d'eux, est l'un des moteurs du désengagement. Un rapport publié en 2023 par Gallup révèle que, en France, seuls 7 % des salariés se déclarent réellement engagés dans leur travail, soit un taux de désengagement de 93 %. Ce phénomène ne se limite pas au manque de motivation, il s'accompagne d'une souffrance psychologique croissante. Le baromètre Qualisocial-Ipsos 2024 le confirme : 44 % des salariés affirment être en détresse psychologique.
Repenser le modèle ?
Face à cette situation, il devient impératif de repenser le modèle managérial. « La première chose à faire pour rompre avec ce modèle épuisant : recréer du collectif », explique Danièle Linhart. Car l'innovation et la réussite d'une organisation ne se nourrissent pas de l'isolement, mais de l'échange, du partage. Il n'y a pas de savoir-faire sans transmission, pas d'intelligence sans confrontation respectueuse des idées.
À LIRE AUSSI « Au secours, mon supérieur me vole mes idées ! » : le pillage, ce sport de bureau ordinaire À Découvrir Le Kangourou du jour Répondre Il fut un temps, en France, où l'on disait : « On n'a pas de pétrole, mais on a des idées. » Cette phrase ne relevait pas d'un simple trait d'esprit, elle incarnait notre capacité à innover, à penser autrement, à déceler des solutions là où d'autres ne voyaient que des obstacles. Aujourd'hui, « cette force s'est dissipée », constate Jean-Claude Delgènes. La compétitivité excessive a divisé les équipes, écrasant l'esprit de collaboration sous une productivité déshumanisée. L'individu est jugé sur des critères extérieurs, sans qu'on prenne le temps de voir la richesse de son expérience ou de son savoir-faire. « Pour repenser le système, redonner du sens au travail et nourrir l'innovation, la créativité et recréer des espaces où les talents peuvent s'épanouir, il est d'abord nécessaire d'accepter une vérité qui dérange : bien souvent, ce ne sont pas les bonnes personnes qui occupent les bonnes places dans les organisations », conclut Alexandre Jost.
Pourtant, face à cette vérité qui s'impose, une question persiste : l'entreprise est-elle prête à faire son autocritique ? Prête à lâcher les indicateurs de performance, à remettre en question ses certitudes et à enfin écouter ceux qui, loin des parcours classiques, osent poser ces questions qui dérangent ? Parce que c'est en reconnaissant ses failles que le changement pourra réellement commencer. Et peut-être, alors, ceux qui n'ont pas encore pris le pouvoir – ceux qui prennent le temps de réfléchir, ceux qui n'osent pas toujours mais qui savent profondément et qui osent voir plus loin – deviendront les artisans de ce renversement. Ceux qui n'ont pas encore pris le pouvoir, mais qui, un jour, pourraient bien le réinventer.
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