Version semi-public du Document
Commissaire européen, il s'était mobilisé pour faire passer le Digital Services Act, qui donne des armes à la Commission pour mieux surveiller et punir les excès et dérives des géants du numérique. Aujourd'hui, il s'en prend à Elon Musk, le patron et propriétaire de X. Il défend aussi l'ambition d'une Europe unie et forte, capable de peser sur la scène mondiale.
Elon Musk n'arrête pas de donner son avis sur la vie politique en Europe. Pourquoi cela vous choque ?
Elon Musk n'est, à ce jour, membre d'aucun gouvernement. Il a donc le droit d'exprimer ses propres opinions, quand bien même ses mises en cause personnelles des dirigeants européens sont pour le moins choquantes et irrespectueuses.
S'il le fait dans un journal, comme récemment dans « Die Welt », cela ne pose pas question, du moins au regard des règles européennes. La liberté d'expression est une règle d'or en Europe. En revanche, s'il utilise pour ce faire un réseau social, le sien en l'occurrence, soumis à nos lois européennes comme le DSA (Digital Services Act), alors là oui, l'Europe a son mot à dire.
Lire aussi :
Les dirigeants européens haussent le ton contre les interférences politiques d'Elon Musk
Le DSA n'est pas l'instrument d'une quelconque volonté de censure. Il a pour vocation de protéger nos concitoyens et nos démocraties contre les effets massivement amplificateurs et spécifiques des plateformes dites systémiques, celles qui ont plus de 45 millions d'utilisateurs en Europe.
L'Europe doit-elle, peut-elle réagir ?
Elle l'a fait immédiatement contre TikTok pour dénoncer son usage abusif dans le cadre des dernières élections présidentielles en Roumanie, allant jusqu'à l'annulation du scrutin. Plus généralement, l'Europe doit s'assurer que, dans le contexte électoral de ses Etats membres, il n'est pas fait un usage contraire aux règles spécifiques du DSA. Elle peut et doit actionner sans délais ses pouvoirs d'investigation pour vérifier que les algorithmes qui peuvent pousser de façon arbitraire et orientée certains propos, n'ont pas été conçus ou modifiés dans ce but. Elle en a même l'obligation.
L'Europe n'est-elle pas trop faible pour peser face à Trump qui sera un interlocuteur encore plus coriace ?
L'Europe, dans le numérique, a su se doter d'instruments législatifs inédits et puissants pour peser de tout le poids de ses 450 millions de concitoyens face à des comportements ou des attaques contraires à ses intérêts ou sa souveraineté. Dans le même ordre d'idées, à l'heure de la nouvelle grammaire des rapports de force continentaux, il faut user de la puissance de notre marché intérieur, pour devenir à notre tour plus coriaces dans tous domaines que nous considérons comme stratégiques. L'Europe, si elle s'en donne les moyens, est assez puissante pour peser.
Lire aussi :
TRIBUNE - Trump II : une chance pour l'Europe
N'y a-t-il pas un risque de fragmentation de l'Europe ?
Dans la géopolitique qui se dessine à l'aube de ce nouveau quart de siècle, ne soyons plus naïfs : tout autour de nous contribue à vouloir diviser ou affaiblir l'Europe ! A l'Ouest, avec la nouvelle administration Trump. A l'Est, avec la Russie. Au-delà, avec la Chine. Et au Sud, avec les migrations. Il ne peut y avoir à cette situation qu'une seule réponse : unité et leadership. Au cours des dernières années, l'Europe a su unir ses forces pour agir en commun sur des dossiers majeurs comme les vaccins anti-Covid, la politique de défense ou les sanctions contre la Russie. Quand nous avons une vision et l'énergie, nous pouvons avancer. Il n'y a pas de fatalité.
Mais peut-il y avoir une Europe forte sans un couple franco-allemand fort et qui, aujourd'hui, ne s'entend pas ?
C'est une nécessité à manier avec subtilité. Le rôle moteur de la France et de l'Allemagne au regard de leurs dimensions historiques, géographiques et économiques est un impondérable. Nos pays représentent plus de 40 % du PIB de l'UE. Plus d'un tiers de sa population. Faute d'une vision commune de l'intérêt général de l'Europe, on n'avance pas. Un attelage Paris-Berlin est une condition nécessaire mais non suffisante. Il faut se garder de tout esprit d'hégémonie.
Le moteur franco-allemand ne fonctionne pas comme il le devrait et je le déplore. Il faut le reconstruire.
L'Europe est la somme de 27 démocraties. Ses traités sont clairs : un pays, une voix. Chaque Etat pèse autant au sein du Conseil européen. Il me semble crucial de garder cette dimension à l'esprit. Le moteur franco-allemand ne fonctionne pas comme il le devrait et je le déplore. Il faut le reconstruire. Si Friedrich Merz de la CDU, qui dit en comprendre l'importance, devient chancelier fin février, il faudra saisir le moment d'un nouveau départ.
Quand on voit l'état de notre industrie automobile, n'est-ce pas un peu la faute de l'Europe ?
Notre continent est, de très loin, le plus ambitieux en matière de lutte contre le réchauffement climatique. L'automobile doit prendre sa part dans le processus de décarbonation. Le Green Deal européen, qui a voulu réglementer production et usages de l'industrie, est comptable de l'avenir d'une activité qui représente 14 millions de salariés directs et indirects, et qui est un modèle de compétences et de technologies. La transition vers le tout électrique ne peut se décréter en un claquement de doigts.
C'est du reste la raison pour laquelle j'ai, dès 2023, initié un dialogue dénommé Route 35, réunissant toutes les parties prenantes, constructeurs, sous-traitants, énergéticiens, gestionnaires de réseaux, de bornes, etc. Son objet : faire ensemble un point trimestriel sur les indicateurs permettant de prendre les décisions éclairées pour guider un processus industriellement, technologiquement et socialement historique.
A l'évidence, les véhicules thermiques hybrides sont appelés à jouer un rôle majeur sur le chemin de la transition. Aussi ai-je constamment appelé les constructeurs à ne pas saborder en Europe leur savoir-faire thermique. Ceux qui l'ont fait s'en mordent les doigts.
Face à la Chine et à ses constructeurs que peut-on faire, que doit-on faire ? Faut-il accepter une dose de protectionnisme ?
Soyons conscients que, d'autant plus à l'heure de la nouvelle présidence Trump, la Chine a un besoin vital de l'Europe pour les débouchés de ses exportations qui conditionnent son développement économique et ses équilibres sociaux. Une fois encore, pour nous Européens, l'heure du réalisme et de la fin de la naïveté a sonné.
Notre vaste marché intérieur doit, bien sûr, rester ouvert au monde. Mais à nos conditions et, désormais, en s'assurant de la réciprocité chez ceux qui en bénéficient.
Notre vaste marché intérieur doit, bien sûr, rester ouvert au monde. Mais à nos conditions et, désormais, en s'assurant de la réciprocité chez ceux qui en bénéficient. Il ne s'agit donc pas de protectionnisme. Mais de protéger nos intérêts européens dans cette nouvelle géopolitique des rapports de force continentaux. A part l'Europe, personne ne respecte plus les règles de l'OMC. Tirons-en les conséquences en nous donnant les moyens d'une véritable puissance continentale.
Peut-on être plus optimiste pour notre industrie de défense ?
On sait tout faire dans l'Europe de la défense, des porte-avions aux sous-marins nucléaires en passant par les avions de combat ou les missiles hypersoniques, sans oublier l'arme atomique. Ancien commissaire à la Défense, j'ai initié EDIRPA et EDIP, programmes d'achats en commun et d'investissements mutualisés dans nos industries de défense. Dans la course mondiale au réarmement, l'Europe, en vérité, n'a d'autre choix que d'accélérer.
Le sujet, c'est le financement européen mutualisé. Il faut éviter la fragmentation, avec son corollaire : si on dépense l'argent du contribuable européen, alors on doit acheter européen. Par le budget européen ou par des financements communs, nous pouvons orienter et tirer la demande en poussant les industriels à travailler ensemble par projets. Cela fonctionnera mieux que tenter des mécanos industriels complexes.
Dans l'espace, la course n'est-elle pas déjà perdue face à Space X ?
La course à l'espace est multiforme. Dans l'exploration scientifique, l'Europe a une position mondialement reconnue. Après les difficultés d'Ariane et de Vega-C, elle doit c'est vrai rattraper son retard dans les lanceurs. Mais je suis confiant dans les perspectives car nous sommes sortis de l'ornière. Avec sa constellation multi-orbitale IRIS2 que j'ai portée sur les fonts baptismaux contre vents et marées, les Vingt-Sept ont aussi effectué un pas de géant pour la connectivité mondiale sécurisée à usages civils et militaires.
Lire aussi :
Avec Iris², Bruxelles lance une bouée de sauvetage à l'industrie spatiale européenne
IRIS2 est porteuse de technologies inédites dans la surveillance de l'espace par l'espace, de la cryptographie et gravimétrie quantiques, etc. L'exemple de Galileo qui est devenu le système le plus précis de positionnement par satellite, alors qu'il a été lancé bien après le GPS américain, le prouve. On peut être en retard sans être définitivement décroché.
L'Europe régule, les Etats-Unis innovent. Cela vous énerve quand on dit ça mais n'y a-t-il pas quand même une part de vrai ?
Ce qui pourrait m'irriter, c'est que nos détracteurs ou ceux qui cherchent à tirer profit de nos compétences, de notre savoir-faire, de notre épargne et de notre marché intérieur, nous caricaturent pour leurs propres intérêts. Et que l'on tombe dans leur piège.
Non, si l'Europe unie se pose la question de la compatibilité des évolutions technologiques majeures que sont le numérique, le quantique, la micro-biologie, l'intelligence artificielle avec nos règles de droit et le vivre-ensemble, c'est que nous sommes déterminés à assumer notre rôle de première démocratie au monde intégrant la dimension sociale et politique de ces bouleversements et transitions inédits.
Il ne s'agit certainement pas de contraindre et encore moins de brimer les chercheurs, les start-up ou le monde académique. Il s'agit de faire partager quelques règles essentielles et un même regard sur l'évolution systémique que portent, pour nos sociétés, pour l'humanité, certaines de ces évolutions technologiques majeures.
Certes, mais entre un Elon Musk qui veut tout déréglementer et l'Europe qui veut tout régenter, ne sommes-nous pas en position de faiblesse ?
Les comparaisons valent ce qu'elles valent. Que l'on revisite certaines règles accumulées pour conditionner notre activité, c'est une bonne chose, je ne vous dirai pas le contraire. N'oublions pas qu'elles ont toutes été édictées par nos instances démocratiques et votées par les députés européens. Mais, réduire ou défaire l'existant ne saurait tenir lieu de vision ou de politique industrielle. Une chose est sûre, notre modèle social et démocratique européen de liberté d'entreprendre et de vivre ensemble est unique. Ne nous interdisons pas de l'améliorer et de le moderniser. Mais défendons-le.
Son actu
Ses prises de bec avec Ursula von der Leyen et l'affaiblissement d'Emmanuel Macron lui auront coûté son poste au sein de la Commission européenne. Son activisme et son dynamisme faisaient de l'ombre à la présidente de la Commission qui a exigé de la France que Thierry Breton ne puisse pas conserver son poste lors de son second mandat de présidente. Lui a préféré prendre les devants et démissionner et il continue depuis à se mobiliser pour défendre les dossiers sur le numérique, l'industrie et le spatial qu'il avait fait avancer lorsqu'il était Commissaire.
Son parcours
Au cours de sa carrière, Thierry Breton a navigué dans deux mondes. Celui des entreprises technologiques (Bull, Thomson Multimédia, France Télécom, Orange) et le monde de la politique ou de la sphère publique. Ministre des Finances et de l'Industrie lors du gouvernement Raffarin de 2005 à 2007, il a aussi été commissaire européen de 2019 à 2024, chargé du Marché intérieur, de la Politique industrielle, du Tourisme, du Numérique, de la Défense et de l'Espace.
Le commissaire européen au Marché intérieur bouscule les institutions à Bruxelles. Mais le fantôme d’Atos, dont les actions se sont effondrées juste après la vente de ses titres, risque de le poursuivre.
Thierry Breton à Paris, le 1er mars 2024. (Edouard Caupeil/Pasco pour Libération)
Il nous le dit d’emblée : «Sachez-le, je ne fais rien au hasard, j’attends le bon moment.» Et selon l’enquête que nous publions, le bon moment pour Thierry Breton est généralement le plus mauvais moment pour quelqu’un d’autre. Exemple récent avec une phrase assassine («Malgré ses qualités») tweetée sur sa supérieure, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le jour même où elle présentait sa candidature à sa propre succession. Et un autre exemple, qui plane cette semaine sur les auditions de la mission d’information sénatoriale sur la débandade d’Atos, le fleuron français de l’informatique : Breton, qui en fut le dirigeant pendant dix ans d’acquisitions effrénées, a vendu toutes ses actions à son départ au prix de 65 euros, alors que le titre vaut 1,88 euro aujourd’hui. Ce bon moment a, lui, une valeur précise : 40 millions d’euros brut.
Et comme ces péripéties pourraient intéresser de près le Sénat, qui songe à muter sa mission d’information en commission d’enquête, le prochain bon timing pour Breton pourrait être le paiement de sa retraite chapeau, gérée par Axa et dont nous dévoilons le fabuleux montant. Mais le commissaire européen au Marché intérieur («marché intérieur» étant, pour Thierry Breton, un euphémisme pour toute activité politique ou financière) n’y songe pas une seconde. Qui, à part lui, pourrait se vanter d’avoir fait plier Elon Musk et Mark Zuckerberg, d’avoir reçu des excuses du patron de Google, d’avoir menacé publiquement Pfizer et AstraZeneca, d’avoir devancé Washington sur la régulation de l’intelligence artificielle, bref, d’être l’un des rares commissaires à incarner la puissance de l’Europe ?
Soutenu par Emmanuel Macron, il se rêverait plutôt comme successeur d’Ursula von der Leyen à la présidence. Posséder un impressionnant patrimoine immobilier, d’une fabuleuse demeure d’architecte à Montparnasse à la maison de Léopold Sédar Senghor qu’il a rachetée au Sénégal en passant par un loft new-yorkais, ne saurait empêcher un politique aussi déconcertant de bâtir aussi un château en Espagne.
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/editorial/thierry-breton-architecte-de-sa-bonne-fortune-20240407_Q4AYAHQYSVCFJK4VQQ6Z7M5CPQ/
you see this when javscript or css is not working correct