« Jamais ils ne répondent au téléphone », souffle Pierre, 45 ans, père divorcé de deux garçons de 17 et 14 ans. « Le seul moyen de leur parler est d'envoyer un SMS, sinon de prendre “rendez-vous” pour un appel. Et encore, il faut user d'arguments », relate le quadragénaire, abonné aux fins de non-recevoir. Un « paradoxe » : « Ils sont toujours scotchés à leur smartphone et on ne peut pas leur parler ! »
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Comme lui, nombre de parents et de proches s'exaspèrent. Il serait « impossible » de joindre les plus jeunes au téléphone. Pour cause, près d'un quart (23 %) des jeunes adultes issus de la génération Z (nés entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) admettent ne plus y répondre – préférant, pour 61 % d'entre eux, la seule alternative du SMS (enquête Uswitch, avril 2024).
À LIRE AUSSI Qu'est-ce que le « doomscrolling », pratique addictive des adolescents… mais pas que ? « C'est simple, je ne décroche jamais », abonde Chloé, 22 ans, catégorique. « C'est un stress que je préfère m'éviter. » Un sentiment répandu, à lire les nombreux témoignages écrits sur le sujet et partagés sur le réseau social X. « Appeler au téléphone est une angoisse » ; « C'est fou comme je n'aime pas répondre au tél » ; « Les appels sont ma phobie » ; « Perso, je ne réponds jamais. Mais qui appelle encore ? ».
Crainte et charge émotionnelle
« Répondre au téléphone me fait peur, peur de ne pas savoir quoi dire, peur de perdre mes moyens », développe Chloé. La seule « sonnerie peut suffire à m'angoisser », confie même la vingtenaire, qui a (comme beaucoup de ses amis) trouvé la parade : « Si c'est important, j'écris dans la foulée pour m'excuser d'avoir manqué l'appel et essayer de régler ça par SMS. »
Comme elle, plus des trois quarts (76 %) des moins de 30 ans ressentiraient de l'anxiété au seul retentissement de la sonnerie de leur mobile (enquête Face for Business, 2019). Un sentiment encore accru par le moindre recours à cet usage, qui pousserait jusqu'à la moitié des jeunes (56 %) à associer le « coup de fil » imprévu (ou appel à froid) à l'annonce d'une « mauvaise nouvelle ». « J'ai un peu peur de ce qu'on peut vouloir me dire », abonde Chloé, dans un rictus.
« L'appel peut être très déstabilisant pour ces générations abonnées au virtuel et aux réseaux sociaux », confirme Dominique Servant, psychiatre et responsable de l'unité sur le stress et l'anxiété du CHRU de Lille. « Face à l'habitude du monde contrôlé, sinon défensif, du numérique (WhatsApp, Instagram, Snapchat…), la confrontation, plus directe, de l'appel peut constituer une crainte, une charge émotionnelle, et créer des blocages et des inhibitions. »
Des difficultés dont n'étaient pas dispensées les générations précédentes, précise toutefois le spécialiste : « Beaucoup devaient se résoudre à l'appel, faute d'alternative. » Or parler au téléphone est un « acte engageant », car il implique de « ne pas voir son interlocuteur » et de « se priver de tout langage infraverbal » (les expressions du visage et le langage corporel). Lequel peut constituer un « point d'appui » précieux et venir à manquer aux moins assurés.
Une « génération à la demande »
Mais, si le numérique a redéfini nos manières de communiquer et que l'appel relève, pour beaucoup, de l'anachronique (on note en France une baisse de 12,5 % du temps de conversation téléphonique entre 2014 et 2024), la voix n'en conserve pas moins son aura. Ainsi 37 % des 18-34 ans considèrent les notes vocales (courts messages audio envoyés sur des applications de messagerie) comme un moyen de communication privilégié – jusqu'à y recourir dans six échanges sur dix (Uswitch).
« Les “vocaux” permettent de répondre quand on veut », mais aussi « de prendre le temps de réfléchir à ce qu'on va dire et de le formuler, sans pression », témoigne ainsi Louis, 19 ans, qui – parents et grands-parents exclus – ne communique plus qu'à travers eux. Un format hybride, à mi-chemin du SMS et de l'appel, qui a le double avantage de la mise à distance temporelle et de l'intimité. « Il ne prend pas en défaut, tout en préservant l'émotion de la voix », expose ainsi Catherine Lejealle, docteure en sociologie, spécialiste des usages numériques et professeure à l'ISC Paris.
À Découvrir Le Kangourou du jour Répondre Un mode « asynchrone », qui « permet de garder le contrôle de son temps », précise en outre la spécialiste, qui perçoit dans le succès de ce format le trait d'une jeunesse qu'elle qualifie de « génération à la demande » : « Elle a pour habitude de consommer ce qu'elle veut quand elle veut où elle veut (séries, musique, podcasts…). Cette pratique “à la carte” est ancrée et se manifeste aussi dans sa communication qu'elle veut libre, organisée comme bon lui semble », analyse-t-elle.
Filtrer, ignorer ou différer les appels (sinon les remplacer par des messages écrits ou audio) revient alors à s'assurer une communication plus choisie, plus intentionnelle, à « refuser l'effraction », sinon « l'injonction », qu'ils peuvent constituer. De cette manière, « ils se protègent », estime la spécialiste. « Beaucoup perçoivent aujourd'hui la sonnerie du téléphone comme la cloche des domestiques de Feydeau et ne veulent pas être asservis à cette dernière. » Individualisme exacerbé ou signe d'un rapport plus sain que leurs aînés aux outils numériques ?
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