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elsenews:spot-2024-03a:republic-des-enfants [25/12/2025/H20:16:26] 216.73.216.167 supprimée |
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| ====== [Le Monde – Vie et mort de la « République des enfants » de Benposta, en Espagne ====== | |
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| [Le Monde – Vie et mort de la « République des enfants » de Benposta, en Espagne](https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/20/en-espagne-vie-et-mort-de-la-republique-des-enfants_6223010_3210.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=android&lmd_source=default ) | |
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| https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/20/en-espagne-vie-et-mort-de-la-republique-des-enfants_6223010_3210.html | |
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| EDOUARD BOUBAT | |
| Vie et mort de la « République des enfants » de Benposta, en Espagne | |
| Par Valérie Lépine (Orense (Espagne) - envoyée spéciale) | |
| Par Valérie Lépine (Orense (Espagne) - envoyée spéciale) | |
| Par Valérie Lépine (Orense (Espagne) - envoyée spéciale) | |
| Aujourd’hui à 06h00, modifié à 09h36 | |
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| ENQUÊTE Dans les années 1950, en Galice, un jeune prêtre fonde un « Etat » autogéré et administré de A à Z par des enfants, ainsi qu’un cirque, El Circo de Los Muchachos. Cette étonnante communauté, dont les installations existent toujours, a connu un destin peu commun, mais aussi des dérives, dénoncées par une partie de ses anciens membres. | |
| Lecture 16 min | |
| La pyramide formée par les treize arlequins, sculpture de métal aux couleurs délavées par le temps, semble garder l’entrée du chapiteau de cirque. C’est un peu comme s’ils s’entêtaient à rester là, au domaine de Benposta, en Espagne, fief de la Nacion de Los Muchachos (« nation des enfants »), revendiquant envers et contre tout la devise du fondateur de cette insolite congrégation, le père Jesus Silva (1933-2011) : « Les plus forts en bas, les plus faibles en haut et l’enfant au sommet. » | |
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| Le chapiteau du Circo de Los Muchachos, le 23 février 2024, sur le domaine de Benposta, près de la ville d’Orense, en Espagne, où a été fondée en 1956 la « République des enfants » du père Silva. V.L./LE MONDE | |
| Drôle d’endroit que cette micronation, aussi appelée « République des enfants » ou « Ville des enfants »… Ses bâtiments, dressés le long de quelques allées à l’asphalte troué, bordées d’eucalyptus, ne sont plus occupés que par une trentaine de personnes, pour la plupart d’anciens « muchachos » revenus y vivre pour des raisons économiques – ils ne paient pas de loyer –, mais aussi parce qu’ils considèrent ce lieu comme leur. | |
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| Nous sommes ici dans le nord-ouest de l’Espagne, non loin de la frontière portugaise. La ville la plus proche est Orense, à cinq kilomètres de là, une paisible commune de 105 000 habitants où tout le monde a entendu parler de la « République des enfants » et de son cirque nés voici près de soixante-dix ans. | |
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| La simple évocation de ces « voisins » laisse rarement indifférent. Les uns décrivent une « expérience pédagogique révolutionnaire », menée par un « curé rouge » (comprendre : communiste), « altruiste », quand les autres haussent les sourcils, affirmant avoir « entendu parler » d’un « système presque sectaire » mis en place par un homme « narcissique », ce même Jesus Silva. D’après son propre neveu, Xaquin Silva, cette histoire « a tout de la telenovela », allusion aux feuilletons sans fin orchestrés autour de la figure controversée du patriarche. En Espagne, on ne compte plus les articles et les vidéos revenant sur l’aventure. Une série documentaire inédite en cinq volets est en attente de diffusion sur la plate-forme Amazon Prime. | |
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| De gauche à droite : le père Jesus Silva, Fernando Alvarez (dit « Pancracito ») et Salvador Dali, à Paris, hiver 1970-1971. MICHEL PONT | |
| Pour tenter d’y voir plus clair, il faut revenir au milieu des années 1950. Jesus Silva, un prêtre jésuite issu d’une famille bourgeoise d’Orense, rêve de créer une nation de jeunes gens capables de « penser par eux-mêmes », pour en faire des « citoyens libres et indépendants ». | |
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| Ce rêve vient de loin. D’après sa sœur, Clara Silva Jensen, 92 ans, il remonte à l’adolescence. « Un jour, raconte-t-elle au Monde, nous avons vu au cinéma Boys Town [sorti en France sous le titre Des hommes sont nés], qui retraçait l’histoire vraie d’une République d’enfants fondée dans les années 1920 par un prêtre, aux Etats-Unis. En sortant, mon frère a dit : “Je veux être curé.” » Dans un documentaire tourné en 1986 à l’occasion des 30 ans de Benposta, Jesus Silva confirmera avoir choisi la prêtrise pour « transformer un peu le monde qui ne [lui] plaisait pas ». | |
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| Bouche-à-oreille et pesetas | |
| A 23 ans, il décide donc de fonder un « Etat » fonctionnant en autogestion et administré de A à Z par des mineurs issus de milieux défavorisés. Des précédents existent : aux Etats-Unis, la fameuse Boys Town du père Flanaghan, dans le Nebraska ; en France, la République d’enfants de Moulin-Vieux, créée en 1946 dans l’Isère ; en Italie, celle de Civitavecchia, près de Rome. Des Etats miniatures avec un Parlement, une banque, un tribunal… « Après la seconde guerre mondiale, l’enfant devient un enjeu très important, explique Samuel Boussion, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII-Saint-Denis, coauteur de l’ouvrage L’Internationale des Républiques d’enfants 1939-1955 (Anamosa, 2020). L’idée est de former des nouveaux citoyens dans un monde démocratique, loin des idéologies totalitaires. » | |
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| La petite « République » naît en 1956 dans la demeure des Silva, à Orense. Le père est mort depuis une dizaine d’années, et sa veuve, Maria, accepte d’héberger dans les dépendances de sa grande maison les premiers protégés de son prêtre de fils, une quinzaine de garçons un peu paumés, habitués à traîner dans la rue. Très vite, le nombre des pensionnaires du « cura » (« le curé », comme tout le monde l’appelle), s’accroît. Le contexte social y est pour beaucoup : l’Espagne est plombée par les conséquences de la guerre civile (1936-1939) et la politique d’autarcie du régime franquiste. | |
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| Dans les villages de Galice et d’ailleurs, le bouche-à-oreille fonctionne. Les prêtres orientent de plus en plus d’enfants démunis vers Jesus Silva, quand ce ne sont pas les familles elles-mêmes qui les lui confient. L’un d’eux, Juan José Leranca, aujourd’hui âgé de 67 ans, se souvient de ce moment décisif de sa vie. Il avait une dizaine d’années, son père venait de mourir. « Nous vivions dans un village d’Estrémadure, dit-il, ma mère n’avait pas de quoi nourrir ses cinq enfants, elle a entendu parler de Benposta et, même si ça a été difficile, elle m’y a envoyé, car c’était gratuit. » Comme tous les « muchachos », il héritera d’un surnom à son arrivée à Orense : « Naranjita » (« petite orange »). | |
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| Les clowns « Pancracito » (à gauche) et « Naranjita », dans le parc du château de La Valette, à Pressigny-les-Pins (Loiret), à l’hiver 1970-1971. EDOUARD BOUBAT | |
| Pour nourrir gratuitement tous ces enfants, « le curé » a besoin de fonds. A Madrid et Barcelone, il organise avec eux des tombolas, qui rapportent gros. « Je suis parti avec 5 000 pesetas et je suis revenu avec 3 millions », aime-t-il raconter. Partout, ce petit brun souriant vante les mérites de son projet, amenant encore davantage de jeunes à Benposta. | |
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| Dans ce pays habitué aux prêtres en soutane, son look moderne – lunettes à montures épaisses, veste de cuir noir, jeans –, son discours et sa personnalité séduisent. La plupart des anciens « muchachos » interrogés par Le Monde, une douzaine en tout, soulignent sa gentillesse, son magnétisme. « Il avait quelque chose de spécial, il attirait les gens », se remémore « Naranjita ». « J’éprouvais un sentiment d’amour très fort pour lui, il me fascinait », confie Xaquin Silva, le neveu. | |
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| « Il n’y avait presque rien à manger » | |
| Face au nombre croissant de jeunes venus frapper à sa porte, Jesus Silva doit trouver un lieu à la mesure de son rêve, car la demeure familiale n’y suffit plus. En 1958, avec l’argent des tombolas et l’aide de sa famille, il acquiert donc une propriété viticole de 14 hectares aux abords d’Orense. Son nom : Ben Posta (« bien placé » en galicien, devenu depuis « Benposta »). Sur ce domaine, où se dressent quelques bâtiments, il fait construire des logements, un « Parlement », des ateliers, une école. | |
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| Le père de Xaquin Silva, José Manuel, dit « Pocholo », frère aîné et bras droit du père Silva, l’assiste dans la gestion de la petite cité. Leur sœur Clara est nommée directrice de l’école ; son mari gère l’imprimerie. La seconde sœur, Marisol, est l’une des institutrices. Il y a aussi des professeurs de disciplines techniques, mais aucun professionnel de l’enfance, travailleur social ou psychologue. « Ils n’étaient pas bien vus du tout », précise Xaquin Silva, le neveu. Car le système éducatif en vigueur à Benposta s’appuie sur la « famille » : les plus âgés des pensionnaires (« les plus forts en bas ») s’occupent de leurs « frères » (« hermanos ») plus jeunes, et deviendront des éducateurs à temps plein une fois adultes. | |
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| L’institution reçoit bientôt l’agrément et des subventions du ministère de l’éducation nationale. Les « muchachos » ont cours quatre heures par jour, le matin. Le reste de la journée est consacré aux travaux pour la communauté, dont le service à la station essence achetée par le père Silva, et aux formations professionnelles : boulangerie, menuiserie, ferronnerie, imprimerie, travail du cuir, mécanique… Les produits ainsi fabriqués sont destinés à être vendus pour générer des bénéfices. | |
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| Issu d’une famille très réputée de circassiens – les Feijoo-Castilla –, « le curé » a aussi l’idée, en 1963, de lancer une école de cirque. Fort de ses contacts dans ce milieu, il embauche de bons professeurs. Trois ans plus tard, le Circo de Los Muchachos commence les tournées en Espagne. En 1967, il plante un temps son chapiteau à Jerez de la Frontera, en Andalousie, où vit Fernando Alvarez, 12 ans, cinquième enfant d’une fratrie de neuf ; un gamin malin, drôle, une vraie « bille de clown ». Ça tombe bien : clown, c’est ce qu’il a toujours voulu faire, dit-il au père Silva, qui convainc ses parents de le laisser partir avec lui. | |
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| Le petit Andalou comprend vite que le cirque manque de tout. On s’arrête près d’un champ pour y chaparder des fruits, on demande des œufs aux paysans, les vieux camions tombent souvent en panne. Mais il est si heureux d’être enfin un « enfant de la balle ». Une fois à Benposta, il déchante pourtant. La « République » vit chichement, et dans des installations pour le moins sommaires. | |
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| Les jours de pluie, l’eau s’invite jusque dans les dortoirs. Il n’y a pas de chauffage, trop peu de douches. « Il faisait un froid de canard, témoigne Fernando Alvarez, 69 ans aujourd’hui, rencontré à Paris, où il vit depuis près de quarante-cinq ans. La nuit, nous nous mettions parfois à deux dans un lit pour nous tenir chaud. Le matin, il n’y avait presque rien à manger, seulement de l’eau avec du chocolat en poudre, mais très peu. C’était très dur. » Comme lui, plusieurs anciens confient avoir « beaucoup pleuré » les premiers mois, avant d’ajouter que l’esprit de camaraderie et le côté exceptionnel de cette expérience avaient aidé à sécher les larmes. | |
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| La « grande aventure » | |
| Fernando Alvarez, bientôt baptisé « Pancracito » (aujourd’hui connu sous le nom de scène de « clown Pancracio »), découvre aussi le fonctionnement de la micronation : le salaire, payé en « coronas », la monnaie de Benposta, qui rémunère le travail à l’école et la participation aux tâches quotidiennes, mais n’est d’aucune utilité en ville, à Orense. Il arrive aux plus âgés de quémander des cigarettes aux passants, ou qu’une bonne âme leur offre une bière, un café. Lorsque l’un des garçons enfreint les lois de la « République », un tribunal se réunit et peut le condamner à des travaux d’intérêt général. Arrivés à l’adolescence, les volontaires prennent part à la « grande aventure », une expérience initiatique d’une année partagée entre périodes de prière et de jeûne dans un monastère, de mendicité et de tâches difficiles, par exemple travailler sur un port. La plupart craquent avant la fin. La « récompense » – le titre suprême de « citoyen d’honneur » permettant de devenir un ambassadeur de Benposta dans le monde – leur échappe alors. | |
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| Chaque soir, une prière et une confession collectives sont conduites par « le curé », mais elles ne sont pas obligatoires. « Ses discours lors des messes me captivaient tant ils étaient puissants », explique un ancien pensionnaire français, Patrick Sabourin. A l’âge de 13 ans, il a convaincu ses parents de le conduire à Benposta après avoir vu les « muchachos » à la télévision, dans une émission des humoristes Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. Il a passé deux ans avec le cirque, entre 1971 et 1973. | |
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| La présence de tous à l’assemblée quotidienne est, elle, requise, et se tient dans la salle dite du « Parlement ». On y aborde les problèmes éventuels survenus pendant la journée. Les décisions concernant la communauté sont votées en présence des élus – maire, ministres et députés, tous des enfants. « Le père Silva m’a demandé un jour pourquoi je n’allais pas voter, je lui ai répondu : “Mais ça ne sert à rien, puisque vous connaissez déjà le résultat” », se souvient le clown Pancracio. Plusieurs anciens ayant ensuite continué à travailler à Benposta le confirment : les décisions majeures n’étaient pas prises par les gamins, mais par « le curé » et son frère, Pocholo. | |
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| « Naranjita » (à gauche) et « Pancracito » dans une des chambres du château de La Valette (Loiret). EDOUARD BOUBAT | |
| Dans l’Espagne franquiste des années 1960-1970, le prêtre se plaît à décrire sa « République » comme « une démocratie à l’intérieur d’une dictature ». Laquelle, curieusement, ne semble pas voir d’un mauvais œil ce lieu censé inculquer les valeurs démocratiques à de futurs citoyens… Les « muchachos » du cirque et le père Silva sont même invités, en 1974, à rencontrer le Caudillo à Madrid. | |
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| Même s’il n’aime guère Franco, « le curé » ne se positionnera jamais ouvertement comme antifranquiste avant la mort du dictateur, en 1975. « En revanche, cet internat, qui contribue à supprimer la misère de l’espace public et, par conséquent, à occulter les insuffisances du régime dans ce domaine, doit probablement arranger ce dernier, analyse Julio Prada Rodriguez, professeur d’histoire contemporaine à la faculté d’Orense. De plus, la Nacion de Los Muchachos était très médiatisée, il aurait été difficile de s’en prendre à elle. » De fait, Jesus Silva se prête de bonne grâce aux interviews, et il est pour beaucoup dans la publicité dont bénéficie le cirque. | |
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| La plupart des jeunes passés par Benposta disent ne pas avoir eu conscience de cette « fausse démocratie ». « A l’époque, on ne se préoccupait pas de tout ça, on était entre “frangins”, c’est tout ce qui comptait », estime Patrick Sabourin. Ces mêmes « anciens » évoquent souvent la forte solidarité que le père Silva a su créer entre eux. Aujourd’hui encore, ils continuent d’ailleurs de s’appeler « hermanos ». Un lien indéfectible s’est créé, particulièrement entre les circassiens, riches de leurs nombreux souvenirs de tournée. | |
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| Des étoiles en piste | |
| Au début des années 1970, celles-ci peuvent durer des mois et les conduire bien au-delà des frontières espagnoles. « C’est la seule école de cirque, avec celle de Moscou », clame le père Silva dans les médias. On y travaille dur, sous la houlette du très exigeant Augusto Lezzi. Le « mésié » (« le monsieur », prononcé à l’espagnole, eu égard à ses origines belges) est un adepte de la méthode à l’ancienne, celle des coups de pied aux fesses et des claques sur la tête. L’école est si réputée qu’elle attire bientôt des enfants de nombreux pays. | |
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| En juin 1970, le Circo prend ses quartiers à Paris, sous le chapiteau loué au cirque Amar, porte Maillot. Claude Sarraute, journaliste au Monde, décrit, dans l’édition du 15 juin, le « spectacle plein de charme, d’entrain et de fougue » de ces artistes qui « ne sont ni des enfants martyrs ni des chiens savants ». Mais les choses se compliquent lorsque, à l’automne, après une rupture de contrat avec le cirque Amar, la centaine de gamins et d’adultes se retrouve sans structure pour accueillir le spectacle, et sans argent pour rentrer à Orense. L’ambassade d’Espagne leur prête une de ses propriétés, le château de La Valette, à Pressigny-les-Pins, dans le Loiret, en attendant qu’ils dégotent d’autres contrats. | |
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| Lire aussi | |
| Les « Muchachos » du Père Jésus Silva ont rompu leur contrat avec le cirque Amar | |
| Dans cette immense demeure inhabitée, le confort est rudimentaire. Il n’y a pas d’eau chaude ni de chauffage, alors qu’il commence à faire froid et que la nourriture vient à manquer. Les plus grands se mettent même à chasser le faisan avec des arcs bricolés sur place. Les mésaventures de la troupe arrivent alors aux oreilles du patron de la maison Hachette, Bernard de Fallois, passionné de cirque. Celui-ci décide de les produire et leur obtient même un écrin prestigieux : le Grand Palais, à Paris, pendant trois semaines, en décembre 1970 et janvier 1971. | |
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| Alain Delon et son fils Anthony, à une représentation du Circo de Los Muchachos, à Dijon, en 1971. COLLECTION PARTICULIÈRE | |
| Le succès parisien dépasse leurs espérances. Les artistes en costume d’arlequin sont très doués. En ce début des années 1970 bercé d’expériences mystiques et d’élans pacifistes, leur message d’amour et de paix, les mains vers le ciel au moment du final, subjugue. Ils font la « une » de Paris Match, les stars se pressent partout où ils se produisent : Adamo, Belmondo, Delon, Dali… Ce dernier invite même quelques enfants de la troupe à donner un petit spectacle pour lui et ses amis à l’Hôtel Meurice, le palace parisien où il réside. | |
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| El Circo de los Muchachos avec le clown blanc, « Naranjita », en « une » de « Paris Match », le 19 décembre 1970. | |
| Il faut voir, sur une photo d’archives, « Naranjita », 14 ans, le « clown blanc », et son acolyte « Pancracito », 15 ans, se livrer à des acrobaties sur le tapis du salon, sous l’œil du maître catalan et de son assistance. L’épisode a laissé une « forte impression » à « Naranjita » : « Il m’a même prêté sa canne un instant en me disant que c’était la première fois que quelqu’un d’autre que lui était autorisé à poser la main dessus ! » | |
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| Chantage aux sentiments | |
| Le triomphe du Grand Palais a donné un tour nouveau à la carrière des « muchachos ». En Espagne, ils sont reçus par la reine Sofia. Le monde les réclame : l’Amérique latine, l’Inde, l’Australie, les Etats-Unis, où ils se produisent au Madison Square Garden, le Japon, où ils sont accueillis comme des rockstars… | |
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| Partout, les enseignants accompagnateurs essaient de les emmener visiter des musées et des lieux historiques, histoire de parfaire leur culture. Mais ils sont exténués. « On travaillait comme des esclaves, et c’était pire lors des tournées en Espagne, où l’on pouvait avoir trois représentations par jour et cinq les week-ends », insiste José Luis del Hoyo, « El Zamorano », 73 ans, qui fut à la fois acrobate à cheval et « roi du fouet », avant de diriger l’école au côté du père Silva. « L’argent gagné grâce à nous, on n’en voyait jamais la couleur », ajoute « Pancracio », amer. | |
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| L’argent. L’un des sujets de discorde. Les sommes engrangées par le cirque sont censées être réinvesties dans les installations de Benposta. Pourtant, rien n’y est plus réparé, ni amélioré. Et il n’y a toujours pas de chauffage dans les dortoirs, alors qu’une centaine d’enfants vivent sur place en permanence, sans compter ceux du cirque, qui doivent bien être logés quand ils reviennent. Parvenus à leur majorité, bien des jeunes comprennent que la vie d’artiste offre peu d’avenir, et cherchent donc à s’en aller. Sauf qu’ils n’ont pas un sou et ne savent guère se débrouiller seuls. | |
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| Répétitions sous la voûte du Grand Palais, où le Circo de Los Muchachos s’est produit du 16 décembre 1970 au 7 janvier 1971. EDOUARD BOUBAT | |
| Avec le recul, tous décrivent leur vie à Benposta comme vécue dans une sorte de « bulle », un monde dont il était compliqué de s’extraire. « Je me suis retrouvé à Madrid à essayer de m’en sortir, je n’avais aucun diplôme, et je me suis rendu compte que les plus forts n’étaient pas “en bas” et les plus faibles “en haut”, mais que c’était le contraire », relate « Pancracio », parti en 1976, à l’âge de 20 ans, contre l’avis du « curé », lequel est même allé jusque chez lui, en Andalousie, pour le convaincre de revenir. Sans succès. | |
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| Lire aussi (1973) | |
| La « République des enfants », bilan d’une expérience | |
| En 1974, plusieurs « muchachos » proposent de créer une compagnie professionnelle destinée à rémunérer les artistes et à verser une part des bénéfices à Benposta. L’un de ces audacieux, Camilo Alen Fernandez, 69 ans, qui vit désormais en Australie, se souvient de ce moment de fracture. Le père Silva balaie la demande en leur rappelant le principe de partage sur lequel fonctionne la « République » : « Todo para todos » (« tout pour tous »). Vous travaillez pour votre « famille », vous êtes nourris et logés, vous n’avez donc nul besoin d’un salaire, leur rétorque-t-il en substance. Lors d’une tournée en Australie en 1975, Camilo et sept autres jeunes majeurs décideront de ne pas repartir. Un cirque local leur a fait une offre. « Le père Silva l’a très mal pris, il nous a reproché d’être des traîtres », poursuit Camilo Alen, ajoutant avoir gardé « de bonnes relations » avec cet homme qu’il considère comme un « génie ». Les huit « rebelles » habitent toujours en Australie et sont restés en relation. | |
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| Beaucoup, parmi les anciens, confirment que leur départ, à eux aussi, fut compliqué. Pour les retenir, « le curé » avait recours au chantage aux sentiments. Son propre neveu, Xaquin Silva, qui, après des études de philosophie et de psychologie, est revenu un temps donner des cours à Benposta, conclut à une « stratégie de colonisation émotionnelle » : « “Tu me trahis après tout ce que j’ai fait pour toi”, sous-entendait-il ; on devenait un traître à partir du moment où l’on dérangeait son système », analyse cet enseignant de 66 ans, qui a fini par entrer « en guerre » avec son oncle. | |
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| Dans les loges du Grand Palais, à Paris, en décembre 1970. EDOUARD BOUBAT | |
| Au fil des années, « le curé » devient de plus en plus colérique, ne souffrant pas la contradiction. Il s’absente régulièrement, délaissant ses « muchachos » et « muchachas » – les filles ont intégré la micronation à la fin des années 1970 –, et sillonne l’Amérique latine pour y créer et gérer des filiales de sa « République » au Venezuela, au Salvador, en Colombie. C’est d’ailleurs dans ce pays, en 1989, qu’il croise Jainer Barros Diaz, un gamin de 12 ans originaire de la ville de Riohacha. Deux ans plus tard, Jainer le suit à Orense, où il vit toujours. Ancien jongleur, il est également diplômé de l’école de l’audiovisuel et du son créée à Benposta en 1976, et reconnue en Espagne en son temps. | |
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| Point de non-retour | |
| Cet homme massif de 47 ans, qui « monte presque tous les jours » d’Orense à Benposta et s’implique dans la mémoire du lieu, regrette de ne pas avoir connu la grande époque du cirque. S’il reste reconnaissant au père Silva de lui avoir permis, à lui, « le petit Colombien de Riohacha », de vivre une expérience « merveilleuse » qui l’a « construit », il admet que « les dernières années n’ont pas été les meilleures ». A la fin, d’après lui, « il y a eu beaucoup de haine ». La conséquence de l’accumulation d’« abus », assène Xaquin Silva, le neveu. Des « abus » révélés à la suite d’un signalement anonyme aux services sociaux. | |
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| En 2004, ces services décrivent, dans un rapport que Le Monde a pu consulter, une situation effrayante à Benposta : une vingtaine de mineurs venus d’Amérique latine – notamment du Salvador –, dont certains sont là depuis plus de six ans, vivent dans des logements sommaires, aux carreaux cassés et sans chauffage. D’après le rapport, ils accusent un « grave retard scolaire ». Soutenus par plusieurs de leurs professeurs, les gamins dénoncent le père Silva, son frère « Pocholo » et quelques-uns de leurs fidèles. Ils décrivent des « humiliations » et des « insultes », la « privation de nourriture comme punition », certains étant même empêchés de communiquer avec leurs proches et leurs papiers mis sous clé. Ceux qui ont une famille finiront par être rapatriés dans leur pays, les autres dispersés au sein de foyers d’accueil. | |
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| Les nuages s’accumulent sur le rêve du « curé ». Quand des professeurs – eux-mêmes ex-« muchachos » – contestent sa gestion désastreuse, il ferme l’école sans préavis, tout en leur interdisant l’accès à la cité. Le point de non-retour est atteint lorsque les enseignants en question apprennent par hasard la vente par le père Silva d’une partie de ce lieu qu’ils considèrent leur appartenir autant qu’à lui, car il a été bâti avec leur sueur. A la fin des années 1980, il avait pourtant, selon eux, fait donation du site à l’association qu’ils avaient fondée ensemble. Ils portent plainte contre lui mais il mourra avant le jugement… Et puis, pour ajouter à la zizanie, des « rumeurs » commencent à circuler. On parle de « gestes mal placés ». Un jeune garçon dénonce devant la justice un ancien « muchacho », plus âgé, pour des faits d’agression sexuelle remontant aux années 1990. Y a-t-il des précédents ? D’autres affaires ? Personne ne le sait, ou ne veut s’en souvenir, mais la fin de l’utopie est actée ; elle meurt avec ses mystères, et sans doute quelques secrets. | |
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| Avant sa mort, en 2011, des suites d’une attaque cérébrale, Jesus Silva a vécu retranché dans sa cité en compagnie d’une poignée de fidèles, peignant frénétiquement. L’une de ses dernières toiles le représente dévorant des petits arlequins… En 2016, pour éponger la dette de 2 millions d’euros contractée auprès de la Sécurité sociale – les cotisations des salariés n’ont jamais été versées –, le domaine de Benposta est mis aux enchères et acheté par une compagnie d’autobus qui, à ce jour, n’en a toujours rien fait. | |
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| Aujourd’hui, les derniers gardiens du temple, ces « anciens » logés sur place, vivent des allocations-chômage ou de petits boulots. Ils font parfois visiter le cirque, ouvrent la porte d’une pièce pleine de photos, de récompenses et de tableaux du « curé ». Dans une salle aux épais murs de pierre, ils continuent de prendre leurs repas ensemble sous l’œil vigilant du père Silva, dont un portrait géant est accroché au mur, et parlent d’une « famille », d’un homme qui fut pour eux « plus qu’un père », des voyages aussi, et des vivats des foules. Dehors, sous la pluie, le chapiteau, immense cocon fait de grillages métalliques, a perdu sa toile d’origine. Il semble, à lui seul, résumer la grande aventure de la petite « République » déchue. | |
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| Valérie Lépine (Orense (Espagne) - envoyée spéciale) | |
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