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-[Créer son entreprise, un parcours de combattante : « J’étais dans l’injonction de la réussite sur tous les tableaux »](https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/01/30/creer-son-entreprise-un-parcours-de-combattante-j-etais-dans-l-injonction-de-la-reussite-sur-tous-les-tableaux_6213811_3234.html?lmd_medium=pushweb&lmd_campaign=pushweb&lmd_titre=creer_son_entreprise_un_parcours_de_combattante_j_etais_dans_l_injonction_de_la_reussite_sur_tous_les_tableaux&lmd_ID=6213867 )
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-Créer son entreprise, un parcours de combattante : « J’étais dans l’injonction de la réussite sur tous les tableaux »
-Les femmes sont à l’origine d’un tiers seulement des créations d’entreprises. Plus que les hommes, elles hésitent à sauter le pas et se heurtent à des freins en partie spécifiques, telle que la difficulté de concilier vies professionnelle et familiale.
-Par Marie Charrel
-Publié aujourd’hui à 05h45, modifié à 10h06
-Temps deLecture 6 min.
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-Catherine Barrier, dirigeante d’une agence de conseil, à Tours, le 18 janvier 2024. CYRIL CHIGOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
-Elle le dit sans ambages : « J’ai vécu ma condition de femme comme une injustice. » Il y a quelques mois, lorsqu’elle donne naissance à sa fille, Marion Weber est convaincue qu’elle saura tout mener de front : la maternité et Oden, son entreprise de cosmétiques naturels créée en 2017. Elle ne s’arrête que quelques jours pour l’accouchement puis reprend avec le même rythme, très impliquée auprès des douze salariés. Et très vite, elle craque. « J’étais dans l’injonction de la réussite sur tous les tableaux, mais j’avais le sentiment d’y parvenir ni au travail ni avec mon bébé, témoigne la jeune femme de 34 ans. Ce fut épuisant, sans parler de la galère des modes de garde. »
-Après une période qu’elle qualifie « d’apprentissage dans la douleur », elle retrouve peu à peu son équilibre. « Aujourd’hui je travaille moins, mais mieux, résume-t-elle. Reste que, pour moi qui ai beaucoup d’ambition, la perspective d’avoir d’autres enfants est source d’angoisse. »
-Concilier vies professionnelle et familiale, répondre aux injonctions sociétales sans s’épuiser : en matière d’entrepreneuriat aussi, le fossé entre les hommes et les femmes peine à se résorber. Selon les derniers chiffres de la banque publique d’investissement Bpifrance sur le sujet, celles-ci représentaient en effet 32 % seulement des créations d’entreprises en 2022 – une proportion qui stagne depuis dix ans –, 33 % des dirigeantes de très petites et moyennes entreprises (TPE et PME), et 12 % seulement de celles des sociétés de taille intermédiaire.
-En outre, elles sont largement cantonnées aux secteurs estampillés comme « féminins » : plus des deux tiers des entreprises individuelles créées dans les services à la personne ou l’action sociale le sont par des femmes, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), alors qu’elles sont peu présentes dans la construction, les transports et les start-up. « Cette répartition, que l’on retrouve aussi sur le marché du travail, est en partie le fruit de l’orientation : les étudiantes sont sous-représentées dans les sciences dures et surreprésentées en sciences sociales », rappelle Anne Boring, économiste à la tête de la chaire pour l’entrepreneuriat des femmes de Sciences Po.
-Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Pour les entreprises, avoir un bon équilibre femmes-hommes dans sa main-d’œuvre rapporte
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-Si peu d’entre elles se tournent vers l’entrepreneuriat, c’est en partie parce que celui-ci reste associé à des valeurs et des modèles masculins. « Les responsabilités, le stress… J’étais convaincue que diriger une entreprise n’était pas pour mes épaules, mais, en vérité, je me mettais des freins toute seule », confie Johanny Grandclaude. Après un travail sur elle, elle a finalement sauté le pas : en 2021, elle a créé Senior Compagnie, une agence d’aide à domicile pour personnes âgées, à Metz.
-Amélie Lebreton, elle, est convaincue qu’avoir bénéficié d’un modèle féminin dans son entourage fut déterminant. « Voir ma mère diriger des équipes m’a aidée à me projeter dans la création d’entreprise, ce n’est pas rien », ajoute la jeune femme, qui a cofondé l’agence de conseil en communication Coriolink en 2014.
-Business plan sous-calibré
-Lorsqu’elles osent enfin sauter le pas, les créatrices le font avec une mise de départ plus petite. « C’est en partie le fruit des écarts de patrimoine », souligne Flore Egnell, déléguée générale de l’incubateur Willa. De fait, celui des femmes est d’environ 15 % moins élevé que celui des hommes, d’après l’Institut national d’études démographiques. « Mais cela témoigne aussi d’un rapport à l’argent différent », ajoute Héloïse Bolle, fondatrice du cabinet de conseil en gestion de patrimoine Oseille et compagnie.
-A savoir, une moindre appétence pour la prise de risque. Et une prudence parfois excessive. « Elles sont un peu plus dans la gestion en bonne mère de famille, réaliste, mais qui peut manquer d’ambition », estime Aurélie Perruche, membre de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, elle-même entrepreneuse. « Elles ont plus de croyances limitantes : 80 % des femmes qui viennent me voir me disent qu’elles sont nulles avec les chiffres – les hommes disent rarement cela, même lorsqu’ils ne sont pas meilleurs », témoigne Anne-Laure Fontalirant, expert-comptable à Montpellier, qui développe des formations destinées aux créatrices.
-Aicha Blili, créatrice de la marque de vêtements durable The Dress Lab, au Pop up Initiative, à Nice, le 22 janvier 2024. ELEONORA STRANO / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
-Ce n’est pas une surprise si, dès lors, beaucoup sous-calibrent leur business plan et bradent leurs tarifs. « J’ai eu du mal à fixer le juste prix pour nos prestations d’aide à domicile, je craignais qu’ils soient trop élevés et peinais à assumer la nécessité de rentabilité », confie Johanny Grandclaude. « Je facturais mes prestations 30 % sous le marché, car je ne me sentais pas légitime à demander plus : ce n’est qu’au moment de payer les charges que j’ai réalisé que mon modèle économique n’était pas viable – je gagnais 800 euros par mois », témoigne Nathalie Duchemin qui, après une expérience en indépendante dans le conseil en management, a rejoint le salariat.
-Lire la tribune : Article réservé à nos abonnés « Dans les instances dirigeantes des entreprises, les femmes se partagent les sièges mais pas le pouvoir »
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-Cet excès de prudence explique sans doute pourquoi beaucoup choisissent de créer une microentreprise. Ce régime lancé en 2008 est à première vue séduisant, car plus léger en termes de gestion administrative. Mais, à bien des égards, il peut se révéler limitant. « Le plafond de chiffre d’affaires annuel est de 77 700 euros dans les activités de services : certaines s’autocensurent dans le développement de leur activité pour ne jamais le dépasser », explique Estelle By, avocate en droit des affaires, spécialisée dans l’accompagnement des entrepreneuses.
-Parfois, ce régime peut même être un piège. Sociologue à l’université Paris-Dauphine, Julie Landour s’est ainsi penchée sur le cas des « mompreneurs », ces femmes en général diplômées et bien insérées socialement, qui choisissent de quitter le salariat lorsqu’elles ont des enfants. « Elles espèrent que lancer une activité indépendante leur apportera plus de flexibilité, explique Julie Landour. Mais, parce qu’elles sont à la maison, elles prennent petit à petit en charge une part croissante des tâches domestiques et peinent à développer leur affaire. » Au risque de glisser dans une précarité masquée par l’apport de revenus du conjoint au ménage. « Pour ces femmes qui cotisent moins et se préparent une retraite pauvre, la microentreprise est une bombe sociale dont on ne mesure pas encore les conséquences », s’inquiète Estelle By.
-Responsabilités familiales
-Même lorsqu’elles ne sont pas sous ce régime, les entrepreneuses ont tendance à gagner moins que leurs homologues masculins. D’après l’Insee, les dirigeantes non salariées touchent, en effet, un revenu de 21 % inférieur à celui des hommes. Pour les dirigeants salariés, l’écart monte à 27 %.
-Cela tient en partie aux difficultés de financement auxquelles elles sont confrontées. Les chiffres manquent pour la France, mais selon la Banque européenne d’investissement (BEI), les créatrices européennes n’ont attiré qu’une infime partie (1 %) des investissements en capital-risque du Vieux Continent en 2021. « Elles sont pénalisées par la faible représentation des femmes au sein des fonds d’investissement, qui privilégient les projets portés par des hommes », explique Anne Boring. Toujours selon la BEI, seulement 5 % des associés gérants des fonds de capital-risque européens sont des femmes.
-Lire la tribune : Article réservé à nos abonnés « Dans certains secteurs d’activité, l’écart salarial entre hommes et femmes dépasse 50 % »
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-S’ajoutent à cela les freins liés aux responsabilités familiales. En 2016, lorsque Catherine Barrier a créé son agence de conseil, ses enfants, qu’elle élève seule, avaient 2 ans et demi et 4 ans. « Je travaille de 5 heures à 7 heures du matin, puis de 8 heures à 22 heures : je n’aurais jamais pu y arriver sans aide », raconte cette Tourangelle de 51 ans, spécialisée dans la communication gastronomique. Les premières années, la nounou qui assurait les sorties d’école pour elle lui coûtait plus cher que ce qu’elle gagnait. « Ce fut un pari et un investissement, mais, aujourd’hui, je suis fière de montrer à mes filles ce que j’ai accompli. »
-Catherine Barrier, dirigeante d’une agence de conseil, à Tours, le 18 janvier 2024. CYRIL CHIGOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
-« La vérité est que se consacrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre à son entreprise est moins épuisant que de s’occuper vingt-quatre heures sur vingt-quatre d’un bébé… Mais il faut combiner les deux !, ajoute Aicha Blili, qui a créé la marque de vêtements durable The Dress Lab, en 2021, à Nice. J’ai senti le poids du diktat social lorsque je suis devenue mère : on attendait de moi que je pouponne et gère les sorties de crèche, pression qui ne s’exerçait pas sur mon mari. » De fait, même lorsqu’elles sont patronnes, les femmes assument toujours la majorité des tâches domestiques. Selon une étude de Bpifrance, 88 % de leurs conjoints ont un emploi à plein temps, contre seulement 58 % des conjointes des dirigeants.
-Durant la création, Aicha Blili a été soutenue par la branche locale d’Initiative France, le premier réseau associatif de financement et d’accompagnement des créateurs. « Nous suivons 60 000 personnes par an, et, parmi eux, 43 % des projets soutenus sont portés par des femmes : nous aimerions faire mieux », expliquait Guillaume Pépy, le président d’Initiative France, lors d’une conférence de presse sur le sujet, en décembre 2023. Pour gonfler cette part, le réseau multiplie les programmes tels que « Vis ma vie d’entrepreneuse », qui permet à des porteuses de projet de passer une journée auprès d’une créatrice confirmée. « Cela m’a permis de poser des questions précises et d’obtenir des réponses sans langue de bois », témoigne Karine Giron, sur le point de lancer son activité de traiteur à domicile pour seniors.
-D’autres réseaux spécialisés existent, comme Action’elles, Les Premières ou Forces Femmes. Tous soulignent l’importance des formations à la comptabilité, dans le concret. « Deux tiers de ceux qui suivent nos modules en ligne sont des femmes, et elles affichent le même taux de réussite que les hommes », insiste Anaïs Prétot, cofondatrice de LiveMentor, un organisme de formation destiné à l’entrepreneuriat. Elle, qui assure ne jamais avoir expérimenté de frein, fait partie des optimistes, certaine que les lignes bougent. Tout comme Amélie Lebreton. « Dans mon secteur, une nouvelle génération de femmes crée une autre manière de faire, en étant convaincues qu’être une femme offre des opportunités », conclut-elle.
-Marie Charrel
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