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Au procès d’Éric Dupond-Moretti, le duel de deux hauts magistrats
Qui dit vrai ? Véronique Malbec, ex-directrice de cabinet du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel ? Ou François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation, retraité depuis peu ? Ces deux hauts magistrats se sont vivement opposés, jeudi, à la barre de la Cour de justice de la République (CJR) où est jugé le ministre de la Justice en exercice. C'est peu dire qu'ils ne conservent pas le même souvenir des événements sur lesquels la cour aura à se prononcer dans une semaine.
Véronique Malbec l'affirme : M. Molins lui a bien « conseillé » d'ouvrir une enquête administrative contre les trois magistrats du Parquet national financier (PNF) qui avaient épluché les relevés téléphoniques (fadettes) de Me Éric Dupond-Moretti et d'une dizaine d'autres avocats, dans le cadre d'investigations secrètes menées entre 2014 et 2019. L'ouverture de cette procédure administrative vaut aujourd'hui au ministre de la Justice d'avoir à répondre du délit de prise illégale d'intérêt, traduction juridique du conflit d'intérêts.
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À LIRE AUSSI Éric Dupond-Moretti : « Ce procès est une infamie » Nous sommes le 15 septembre 2020. Éric Dupond-Moretti est ministre depuis le 6 juillet et l'Inspection générale de la justice (IGJ) vient de lui remettre l'enquête de fonctionnement sur le PNF commandée par sa prédécesseure, Nicole Belloubet, le 1er juillet, après les révélations du Point sur l'affaire de fadettes. Cette inspection – ce n'est pas sa vocation – ne relève pas de faute à l'encontre d'Éliane Houlette, cheffe du PNF, et de ses deux adjoints Patrice Amar et Ulrika Weiss. Elle pointe, en revanche, une série de dysfonctionnements, au sein de ce parquet spécialisé dans la lutte contre la grande délinquance financière et la fraude fiscale.
Un bref appel téléphonique entre Malbec et Molins
Le 15 septembre, donc, Véronique Malbec appelle son « ami » François Molins, avec lequel elle a travaillé, dans une autre vie, dans un précédent cabinet ministériel. Il est aujourd'hui à la tête du parquet général de la Cour de cassation, ce qui en fait « le premier procureur de France ». Elle est toujours au ministère. Ils se connaissent bien, partagent les mêmes codes (pas seulement les Dalloz), font partie de cette petite caste de magistrats qui doivent une partie de leur carrière à la fréquentation des hommes politiques – des liaisons dangereuses sur lesquelles ce procès jette une lumière crue. « C'était une bonne idée que de demander conseil à M. Molins », approuve à la barre Rémi Decout-Paolini, alors dircab adjoint.
« Qu'en penses-tu ? » demande « Véronique » à « François ». « François » n'a pas encore lu le rapport de l'IGJ, mais promet de rappeler « Véronique ». « Il m'a effectivement téléphoné le lendemain et m'a dit : “Écoute, il est prématuré de saisir le CSM (Conseil supérieur de la magistrature, instance disciplinaire). En revanche, il serait utile d'avoir une enquête administrative.” L'échange a été très bref », rapporte Véronique Malbec. « 300 secondes », a calculé Rémy Heitz, qui porte l'accusation devant la CJR avec une placidité non dénuée de cruauté.
M. Molins l'a-t-il alertée sur les risques d'un conflit d'intérêts ? « Il n'en a pas fait état », croit se souvenir la « dircab » Véronique Malbec. « En même temps, je ne lui ai pas demandé. En tout cas, aucun clignotant ne s'est allumé », jure-t-elle. Ensuite ? « Je suis allée voir le ministre et lui ai dit que le PG (procureur général) préconisait d'ouvrir une enquête administrative. » Ce qui sera fait trois jours plus tard.
Le ministre peut être sanguin mais ce n’est pas un homme de ressentiment.Rémi Decout-Paolini, ancien directeur de cabinet adjoint
Le directeur des services judiciaires, Stéphane Ardouin, préconisait, lui aussi, une enquête administrative et Véronique Malbec était sur la même longueur d'onde. « Le rapport de l'Inspection soulevait tout de même des points problématiques, s'agissant du PNF, raconte-t-elle. L'enquête [sur les fadettes] a duré 5 ans ; les remontées d'information, tant des magistrats vers la procureure financière que de la procureure financière vers la procureure générale, n'ont pas été faites. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il ne s'agissait pas d'une affaire signalée. Or elle est passée complètement sous les radars. J'ai trente ans de parquet derrière moi et j'avais rarement vu ça. Du reste, Mme Houlette, parce qu'en retraite, n'a pas voulu répondre aux convocations de l'Inspection. Il y avait là des manquements possibles au devoir de loyauté et, partant, la nécessité de lever quelques interrogations. Il nous est apparu assez souhaitable qu'une enquête administrative soit menée, il n'y avait là-dedans aucune malice », assure Véronique Malbec.
Dans ce « nous », inclut-elle le ministre ? « Le garde », comme elle l'appelle, « n'est à l'initiative de rien », jure-t-elle « sous la foi du serment ». « Il découvrait tout, n'y connaissait rien au régime disciplinaire des magistrats. L'inspection de fonctionnement avait été ordonnée par sa prédécesseure [Nicole Belloubet, le 1er juillet 2020]. Il n'a rien demandé à personne. Jamais il ne nous a dit : “Allez, il faut y aller” », insiste Véronique Malbec. Cette fidèle collaboratrice du ministre, qui ne l'est plus aujourd'hui, reste sa meilleure avocate. « Oui, Éric Dupond-Moretti a ferraillé avec les magistrats, quand il était avocat et ce n'était pas très plaisant. Mais une fois ministre, il a fait le ministre », plaide-t-elle. « Il peut être sanguin, mais ce n'est pas un homme de ressentiment », confirme son ancien adjoint, Rémi Decout-Paolini, toujours en poste à la chancellerie – où il a été, depuis, promu directeur des affaires civiles et du sceau.
À LIRE AUSSI Éric Dupond-Moretti, le procès de sa vieL'Inspection rend son rapport sur le fonctionnement du PNF le 15 septembre, l'enquête est ouverte trois jours plus tard. – « Tout est allé très vite », s'étonne le président de la CJR, Dominique Pauthe. – « Il y a des situations où il faut se hâter, M. le Président. L'enquête du Point avait fait grand bruit. Une déflagration. La pression médiatique était extrêmement forte », se justifie Véronique Malbec.
François Molins devient le meilleur ennemi du ministre
L'enquête administrative ne relèvera aucun manquement, mais deux des trois magistrats mis en cause seront tout de même renvoyés le 26 mars 2021 devant le Conseil supérieur de la magistrature, « au disciplinaire », cette fois, sur décision du Premier ministre Jean Castex – un décret de déport avait été pris entre-temps. Ils seront blanchis, comme le sera aussi le juge d'instruction monégasque Édouard Levrault, l'autre volet de la prise illégale d'intérêt reprochée au ministre.
– Au fond, quelle impression tout cela vous laisse-t-il ? demande à Véronique Malbec le procureur général Rémy Heitz. – Pour moi, l'institution a bien fonctionné. Je ne vois pas ce qu'il y a de choquant à ce que des magistrats aient à rendre des comptes. À LIRE AUSSI Monacogate : l'oligarque, le palais ou le club de foot… qui en voulait au juge ? Quinze jours après ses échanges avec son « amie » Véronique Malbec, François Molins cosigne avec la première présidente de la Cour de cassation une tribune cinglante dans Le Monde. Il s'« alarme » du « conflit d'intérêts » que « sous-tend » cette nouvelle inspection, dirigée cette fois contre trois magistrats, nommément désignés dans un communiqué de presse. « Il est de la responsabilité du garde des Sceaux […] de veiller à préserver l'institution judiciaire de toute forme de déstabilisation », écrit-il. Qu'a pensé Véronique Malbec de ce brûlot ? « J'ai été extrêmement déçue, M. le Président. J'ai failli réagir, mais comment ? Par une autre tribune, pour expliquer qu'il [François Molins] m'avait donné le conseil inverse ? Non… »
À partir de ce jour, François Molins devient le meilleur ennemi du ministre. C'est lui qui mettra l'action publique en mouvement ; c'est encore lui qui requerra son renvoi devant la Cour de justice pour « prise illégale d'intérêt », l'un de ses derniers faits d'armes, avant sa retraite. De deux choses l'une : ou François Molins est capable de la plus vertigineuse duplicité. Ou Mme Malbec a rêvé, et elle réécrit l'histoire quand elle relate leurs échanges des 15 et 16 septembre 2020.
« J'ai rappelé la règle de droit, point »
Sa haute silhouette et son accent gascon nous ramènent immédiatement à la vague d'attentats qui ensanglantèrent la France, en 2015 – il était alors procureur de Paris et personne n'a oublié ses interventions télévisées. Il est 17 heures, François Molins, 70 ans, s'avance à la barre. Il y dépose son imperméable et sa sacoche et entame sa déposition. « Je ne viens pas ici régler des comptes, assure-t-il d'emblée. Je ne suis ni le procureur ni le prévenu, mais le témoin. Je dois vous dire que j'ai particulièrement mal vécu les accusations dont j'ai fait l'objet, l'idée que j'aurais pu me venger parce que j'aurais voulu être ministre à la place du ministre. Moi aussi, j'ai trouvé cela infamant. Durant trois ans, je me suis tu, mais aujourd'hui, j'ai des choses à dire. »
Sur ce, il en vient au fait. L'ancien procureur général évoque une réunion à laquelle il participe, le 15 septembre à l'Élysée. « La réunion se termine et le ministre de la Justice nous annonce qu'il va saisir le CSM au disciplinaire. Ce n'était pas du tout une conversation de couloir, on était tous assis autour de la table. Je l'ai entendu et je ne suis pas le seul, je l'ai même noté sur une fiche bristol. Je dois dire qu'on était tous un peu surpris. » Le soir, à son bureau, il reçoit un appel de Véronique Malbec. « Je l'avais connue dix ans plus tôt, jamais elle ne m'avait demandé un avis. Je ne dirais pas que c'est une amie, plutôt une camarade », nuance François Molins. « Elle m'appelle, donc, et sollicite de connaître la position du CSM [dont il préside la formation du parquet] sur une saisine directe au disciplinaire. Je n'avais pas lu le rapport de l'Inspection et propose de la rappeler. Quand ? J'ai été surpris de m'entendre répondre “au plus tard demain matin”. »
François Molins échange dans la soirée avec un collègue. « On a tout de suite vu la manœuvre : refiler la patate chaude au CSM », confie-t-il à la cour.
« Bon soldat », François Molins rappelle Véronique Malbec le lendemain, à 6 h 50 du matin (il était en réalité 8 h 43, révèle la procédure, NDLR). « Et je lui ai dit ceci : “Saisir le CSM est tout à fait inenvisageable. Si vous voulez aller au disciplinaire, vous devez forcément en passer par une enquête administrative.” Je ne vais pas plus loin, je ne donne aucun conseil, ce n'est pas mon rôle, je ne suis pas là pour pallier les défaillances du cabinet. J'ai rappelé la règle de droit, point. »
Deux jours plus tard, la directrice de cabinet signe sur délégation du ministre la demande d'ouverture d'une enquête administrative. Le début des ennuis, pour « son » ministre.
– « Bien, intervient le président. Nous allons faire venir Mme Malbec pour une confrontation. Mme Malbec, approchez… »
– « Je vous redis ce que j'ai dit ce matin : j'ai appelé M. Molins pour un conseil et ce conseil, il me l'a donné.
Il m'a dit qu'une saisine du CSM n'était pas possible, mais qu'une enquête administrative l'était tout à fait », maintient Véronique Malbec, de retour à la barre. « Si ma démarche était si machiavélique, pourquoi m'a-t-il rappelée ? »
– « M. Molins nous a indiqué que c'était la première fois que vous le contactiez », lui fait remarquer le président.
– « Il avait déjeuné peu de temps avant, à mon bureau. C'est quelqu'un que j'appréciais. »
Chacun aura relevé l'usage de l'imparfait.
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