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La Norvège prise en étau entre production d’hydrocarbures et transition énergétique
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/ Environnement
Reportage
Production au plus haut depuis quinze ans, investissements et bénéfices records, l’industrie norvégienne du pétrole et du gaz ne s’est jamais aussi bien portée. Si les autorités anticipent déjà des années à venir encore meilleures, les organisations environnementales s’alarment de cette politique jusqu’au-boutiste de dépendance aux énergies fossiles.
Publié le : 04/11/2023 - 08:50
7 mn
Des travaux d'envergure autour de la tour penchée de Stavanger, emblème de la production de pétrole en Norvège, afin d'installer le siège d'une grande compagnie pétrolière. © Paul Guianvarc'h / RFI
« Nous travaillons à flux tendu depuis mars 2022. » Svein Kristiansen est satisfait. Découpage, soudage, pliage… Les machines de son entreprise de ferronnerie tournent à plein régime. Dans un grand entrepôt de la banlieue de Stavanger, la « capitale du pétrole » située au sud-ouest de la Norvège, ses employés fabriquent des supports de tuyauterie qui permettent de renforcer les plates-formes pétrolières. « Avec la guerre en Ukraine, nous avons eu soudainement beaucoup plus de boulot et il était urgent de le faire vite pour assurer la sécurité et la production des plates-formes », explique le patron de la société SMED. Svein Kristiansen a embauché une personne en 2022, trois en 2023 et est encore en recherche d’ouvriers pour assurer la continuité de la production. « Notre calendrier de commandes des deux prochaines années est déjà complet et nous sommes optimistes pour les années suivantes. » Son activité dépend de la santé du secteur de l’énergie, et la production de gaz et de pétrole en Norvège est à son plus haut depuis quinze ans.
Assurer la sécurité énergétique de l’Europe
En 2022, la Norvège a produit 232 milliards de mètres cubes de gaz et de pétrole. Elle devrait atteindre les 235 milliards de mètres cubes en 2023 et encore augmenter dans les années à venir, de quoi approcher les records de production du début des années 2000. Alors que le pays compte déjà quatre-vingt-douze sites d’exploitation de gaz et de pétrole, le gouvernement, composé de travaillistes et de centristes, a validé ces derniers mois quatorze nouveaux projets d’extraction et approuvé quarante-sept permis d’exploration pour trouver de nouvelles ressources sur le plateau continental norvégien. Depuis quelques années, la part du gaz est majoritaire dans l’extraction norvégienne. Elle a même atteint un niveau record en 2022.
« Nous avons augmenté notre production à la demande des pays européens pour compenser la chute des importations du gaz russe, sous sanctions depuis l’invasion de l’Ukraine », assure Kolbjorn Andreassen, porte-parole d’Offshore Norge, l’organisation des sociétés gazières du pays. La Norvège est devenue, courant 2022, le premier fournisseur de gaz à l’Union européenne, passant devant la Russie. Sa part est passée de 38,1% à 46,1% entre les premiers trimestres 2022 et 2023. Celle du pétrole de 9,5% à 13,3%. « Nous nous servons du gaz pour tout, pour se chauffer, pour cuisiner… Nous sommes dépendants du gaz. Il est urgent d’en assurer la production et la livraison, assume la secrétaire d'État au ministère du Pétrole, Astrid Bergmal. Nous allons continuer d’investir et de développer l’industrie du gaz et du pétrole, car elle est primordiale pour la sécurité énergétique en Europe. » Le gouvernement a injecté 218 milliards de couronnes (environ 18,5 milliards d’euros) dans le secteur en 2023 et a déjà validé le budget de 222 milliards de couronnes (19 milliards d’euros) pour l’année 2024. Un record. Cette hausse de la production est également l’aboutissement du programme gouvernemental d’incitations fiscales pour maintenir le secteur à flot durant la crise du Covid. Des incitations prolongées avec la guerre en Ukraine.
Une politique de production « agressive » et « dangereuse pour l’environnement »
Cette politique gouvernementale ne passe pas auprès des oppositions et des associations de défense de l’environnement. « L’approche de la Norvège en matière de production de pétrole et de gaz est agressive. Elle dépense énormément d’argent et ouvre fréquemment de nouvelles exploitations, déplore Stine Wilhelmsen, représentante de Greenpeace en Norvège. C’est une fuite en avant dangereuse pour l’environnement, qui va à l’encontre de l’accord de Paris sur le climat et de ce que disent tous les scientifiques. » En juin dernier, plusieurs ONG dont Greenpeace ont déposé une plainte contre l’État norvégien pour exiger l’arrêt de l’exploitation de plusieurs gisements ne respectant pas, selon elles, les engagements pour le climat du pays. La Norvège s’est en effet engagée à réduire de 50% les émissions de CO2 de son industrie d’hydrocarbures d'ici à 2030 et d’être à zéro émission nette en 2050. Un objectif difficilement atteignable de l’aveu même du secteur concerné.
Un jeune employé, tout juste embauché par la société SMED, en train de travailler sur un support de tuyauterie. © Paul Guianvarc'h / RFI
« Nous avons affaire à un dilemme : d’un côté, il nous faut produire davantage d’énergies renouvelables pour répondre aux besoins climatiques et, de l’autre, il nous faut produire des énergies fossiles pour répondre aux besoins énergétiques actuels, constate Kolbjorn Andreassen. Les besoins ne vont pas diminuer si la Norvège arrête de produire du gaz ou du pétrole. Les autres pays n’auront d’autre choix que d’aller les chercher ailleurs, chez des partenaires moins démocratiques. Ou alors, ils feront comme l’Allemagne ou la Pologne et rouvriront des mines à charbon, ce qui est encore pire pour l’environnement. » Même son de cloche du côté du gouvernement, qui met en avant le côté vertueux de sa production avec, notamment, la mise en place de l’électrification des plates-formes pétrolières pour réduire leur empreinte carbone. Mais si les autorités bottent en touche sur la question environnementale, c’est que tout le système norvégien repose sur les bénéfices engrangés par le pétrole et le gaz.
Des bénéfices record pour le financement du système
À la fin des années 1990, la Norvège a créé un fonds souverain, financé par les excédents de l’activité économique du pays, avec l'objectif de les faire fructifier. Ce fonds souverain permet à la Norvège de soutenir son État-providence. Pour cela, il est alimenté en majorité par les revenus de l’industrie pétrolière et gazière. Et avec la guerre en Ukraine, les prix du secteur ont flambé. Entre 2021 et 2022, le prix du gaz a plus que doublé. Résultat : le pays a engrangé près de 130 milliards d’euros de bénéfices en 2022, trois fois plus que l’année précédente. Ces bénéfices record ont permis au fonds souverain d’atteindre au premier semestre 2023 la modique somme de 15 300 milliards de couronnes, soit environ 1 332 milliards d’euros. C’est le plus important au monde. « Nous avons besoin de cet argent pour subventionner notre système et pour nous permettre d’investir dans les énergies et les infrastructures du futur, assume Astrid Bergmal, faisant notamment référence aux technologies de captage et stockage du CO2 que le pays développe. Il nous faut de l’argent pour cela et le pétrole et le gaz, qui sont très demandés, sont des investissements très rentables pour cela. Nos générations futures en dépendent. »
Car la bonne santé du secteur est vitale pour la Norvège. L’industrie du pétrole et du gaz représente 14 % de son PIB, 40 % de ses exportations et plus de 160 000 emplois directs, dans un pays de 5,4 millions d’habitants. « Le problème est justement cette relation que le pays entretient avec les énergies fossiles. Comme nous produisons et utilisons de plus en plus d’énergies fossiles, nous en devenons de plus en plus dépendants. Comme nous en sommes dépendants, nous en produisons et en utilisons encore plus. C’est infernal, dénonce Stine Wilhelmsen. Nous avons vraiment l’impression que l’État veut aller pomper jusqu’à la dernière goutte possible avant de tourner la page alors que la Norvège a l’expertise et les ressources financières pour en sortir. » Des alertes relayées par les scientifiques du pays. Pas de quoi infléchir la politique du gouvernement, qui s’attend à une année 2024 encore meilleure que les précédentes. Les autorités anticipent même un potentiel de production de « haute activité » pour les cinquante prochaines années.
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