Des manifestants réclament un cessez-le-feu à Gaza, depuis le Palais des Papes, à Avignon. MAXPPP / © MARIE-FÉLICIA ALIBERT / LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ
Nous, gens du spectacle, réunis à Avignon parce qu’un tel festival est aussi celui de la parole publique et des exigences civiques, ne nous résignant en rien à la désertion des démocraties devant le pire, donnons lecture de la Déclaration d’Avignon. En 1995, ces mots résonnaient dans la cour d’honneur du Palais des papes, alors que la guerre faisait rage en ex-Yougoslavie. Ce texte appelait à la justice pour les crimes commis, rappelait le nettoyage ethnique en cours, exprimait sa solidarité avec le peuple bosniaque et réclamait l’application des résolutions de l’Onu.
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Trente ans plus tard, un nouvel appel est lancé. Sur la même place, des artistes ont lu le 12 juillet une « Nouvelle Déclaration d’Avignon », en écho à celle de 1995, cette fois pour dénoncer les opérations militaires menées par Israël à Gaza. « Nous, femmes et hommes du spectacle, ne nous résignant pas à l’impuissance, ni à l’invisibilisation du crime, déclarons notre solidarité avec le peuple palestinien », ont-ils proclamé. Le journal L’Humanité s’est exclamé : « Il était temps ! » en saluant cette prise de parole publique.
Pourtant, si les deux conflits ont en commun la brutalité des combats et les souffrances infligées aux civils, la comparaison s’arrête là. D’autant qu’à l’époque, les voix qui dénonçaient les épurations ethniques dans les Balkans étaient bien moins nombreuses que celles qui s’élèvent aujourd’hui contre la guerre à Gaza.
Une posture incohérente
Présent quinze jours au Festival d’Avignon, François, militant socialiste de longue date, dit ne pas avoir été ébranlé par les manifestations militantes qui ont émaillé l’édition 2025. Mais lorsque le directeur du festival, Tiago Rodrigues, a prononcé ces mots lors de l’ouverture : « Le Festival d’Avignon commence alors qu’un massacre se poursuit à Gaza », il a bondi. « S’il n’était pas hypocrite, il prendrait son courage à deux mains, il démissionnerait, et verserait son salaire aux civils gazaouis. C’est bien d’avoir des convictions, mais les énoncer depuis une telle position, avec le salaire qui va avec, c’est indécent. » Pour cet habitué d’Avignon, la posture ne suffit plus. « Il faut de la cohérence. Les discours ne peuvent pas être coupés de l’exemplarité. »
Le 5 juillet, premier jour du festival, quelques centaines de manifestants se sont rassemblés place de l’Horloge en soutien au peuple palestinien, dénonçant un « génocide » à Gaza. L’art a-t-il son mot à dire face aux tragédies du monde ? Les milieux intellectuels et artistiques sont souvent sensibles aux causes perçues comme minoritaires, et cette perméabilité s’inscrit dans une mouvance plus large. Au Festival de Cannes, déjà, les postures d’indignation se sont multipliées : tenues militantes, slogans féministes brandis en soutien à la cause palestinienne, célébration du voile islamique, drapeaux palestiniens, voire des allusions à caractère antisémite : tout y est passé. Mais, sur la Croisette, seule la sphère médiatique s’enflamme.
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À Avignon, c’est aussi une partie de la villeplugin-autotooltip__blue plugin-autotooltip_bigWikikPedia
WikikPedia qui se mobilise. Il ne serait pas exagéré de dire que le cœur battant du théâtre en France s’est transformé en citadelle d’un entre-soi idéologique. Dans les jours qui ont suivi, quelque 800 personnes se sont à nouveau rassemblées sur le parvis du Palais des papes pour réclamer un cessez-le-feu à Gaza et la reconnaissance d’un État palestinien. Parmi les manifestants, une présence remarquée des directeurs de théâtre, acteurs, metteurs en scène, venus afficher leur solidarité. Puis, une autre initiative a pris place à la Maison Jean-Vilar, sous forme de rencontre-débat. Intitulée « Voix palestiniennes – voix de résistance », la soirée était organisée par des proches de L’Humanité et du média en ligne Orient XXI.
« Les choix de la direction ont toujours été politiques, “bobo” et bien-pensants »
De passage dans la cité des papes, Joaquim observe que le directeur du festival défend « un théâtre engagé où le spectateur devient militant ». Une posture qu’il ne condamne pas, mais qu’il aimerait plus cohérente. Car, « le festival, bien qu’en position de les mettre en lumière, a éclipsé certaines voix lors des deux dernières éditions : celles des femmes iraniennes, des artistes ukrainiens, arméniens ou kurdes. Étonnant, pour un événement qui revendique l’universalité ! »
La culture de la provoc’
Cet élan n’est pas sans rappeler l’idéal originel du festival : culturellement engagé, mais pas militant. En 1947 et pendant les Trente Glorieuses, son créateur Jean Vilar rêvait d’un théâtre accessible, populaire et exigeant. Dans la cour d’honneur du Palais des papes comme dans d’autres lieux de la cité du spectacle vivant, il a offert au public les plus grands textes, portés par des metteurs en scène et des comédiens d’exception. Mais, dès 1966, face à ce qui devenait peu à peu une institution, un contre-festival voyait le jour. Le Off, né en réaction, proposait une autre approche, plus libre, plus marginale. Il faudra attendre les années 1980 pour que s’installe la distinction claire entre le « In » et le « Off » tels qu’on les connaît aujourd’hui.
Année après année, les subventions publiques ont massivement soutenu le In, laissant le Off en marge. De quoi s’interroger sur le rôle de l’État dans cet événement culturel devenu, pour certains, un espace militant autant qu’un lieu de création. Chaque été, le Festival d’Avignon rassemble des foules venues du monde entier. Mais derrière la scène reste une question : comment l’argent public y est-il distribué ? Le festival In dispose aujourd’hui d’un budget annuel compris entre 16 et 17 millions d’euros, financé à 55 % par des fonds publics et à 45 % par des recettes propres. En comparaison, le Off, qui accueille pourtant un nombre d’artistes bien plus élevé, ne perçoit que 152 500 euros de subventions, dont 30 000 euros versés par le ministère de la Culture.
Un soutien très privilégié au In, donc, qui n’étonne guère un trentenaire parisien originaire d’Avignon, qui revient chaque été pour le festival : « Il y a toujours eu une distinction nette entre le Off, libre et varié, et le In, marqué par un entre-soi, un élitisme, et un engagement assumé à gauche. Rien qui invite à la nostalgie. » Même constat chez un professeur retraité, Avignonnais de toujours et spectateur assidu : « Dans le In, il y a toujours une volonté de provoquer pour exister, avec par exemple des mises en scène sexuelles ou scatologiques. Le public avignonnais n’y adhère pas toujours… Les choix de la direction ont toujours été politiques, “bobo” et bien-pensants. » Pour lui, opter cette année pour la langue arabe et inviter des artistes palestiniens relève d’un geste fort : « Pourquoi, dès lors, ne pas inviter aussi des artistes israéliens ? » On peut légitimement se poser la question : après tout, pourquoi ne pas décider de les faire se rencontrer par l’intermédiaire de l’art ?