https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/fast-fashion-la-crise-de-labondance-2169804
La querelle du luxe, qui avait animé les philosophes des Lumières, revient sur la scène dans sa version démocratique : faut-il permettre à tout un chacun de se vêtir à la dernière mode à prix cassés, ou au contraire réguler une industrie de la fast-fashion clairement néfaste sur le plan environnemental et social ? Le Parlement est en débat ces jours-ci. Pour moi qui entre dans un magasin de vêtements une fois tous les trois ans, contraint et forcé par la pression familiale (« on n'en peut plus de tes vieux trucs troués »), les chiffres sont fascinants et incompréhensibles. Cent milliards de vêtements neufs sont vendus chaque année dans le monde, dont trois milliards en France, ce qui représente plus de quarante par Français. Des volumes en augmentation constante : plus 33 % en moins de dix ans. Mais que fait-on de ces tas de coton et de pétrole (pardon : de matière synthétique) qui encombrent nos armoires ? On les mange ? Non : on les met à la poubelle, souvent à peine portés. Selon l'Ademe, 35 vêtements sont jetés chaque seconde en France, au point que les associations caritatives comme Emmaüs ou la Croix-Rouge s'autorisent désormais à les refuser.
Un stock pour les siècles à venir
D'un point de vue économique, il faut en conclure que le coût de l'habillement de base est virtuellement tombé à zéro, ce qui se vérifie dans les innombrables braderies, friperies et plateformes de revente où jeans et chaussettes se négocient quelques euros. C'est le fruit d'une révolution considérable, qui ôte à Homo sapiens un de ses soucis les plus anciens, celui de se protéger contre les éléments. Dans un essai au titre éloquent, « La Crise de l'abondance », l'économiste François-Xavier Oliveau a calculé que le mètre de drap coûtait au XVIe siècle l'équivalent de 1.200 euros. Les habits faisaient partie des héritages. Encore après-guerre, ils étaient considérés comme des biens précieux, à préserver et rapiécer. Dans « L'Epervier de Maheux », un roman à succès décrivant la dure vie d'une famille cévenole dans les années 1950, Jean Carrière décrit une scène terrible où une veuve cherche à tout prix à récupérer le drap mortuaire de son mari défunt… Aujourd'hui, elle pourrait se faire livrer une robe Shein dernier cri pour une heure de travail au SMIC.
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La surproduction vestimentaire cause incontestablement des dégâts bien inutiles aux écosystèmes : le coton consomme 11 % des pesticides mondiaux, tandis que teintures textiles et tissus imperméables bourrés de PFAS polluent les sols. Mais elle pourrait aussi préfigurer une excellente nouvelle : n'aurait-on pas atteint le stade où l'on pourrait simplement cesser de produire et se contenter de redistribuer, raccommoder, réassembler et recycler ? A-t-on encore besoin de neuf à l'heure où refashion et upcycling promettent à nos vêtements d'infinies résurrections ? Serait-il possible que l'humanité ait globalement constitué son stock pour les siècles à venir, et qu'après l'ère d'extraction et de transformation des matières premières vienne celle du recyclage universel ? Ce raisonnement pourrait-il s'appliquer un jour à l'habitat, une fois le pic démographique atteint ? Et aussi aux meubles, aux ustensiles de maison, aux machines à laver et peut-être demain aux véhicules ou aux ordinateurs ? Peut-on imaginer un monde où la création de capital physique soit stabilisée, ne laissant à alimenter que les flux (d'énergie, de nourriture) ?
Ecoconception
C'était le rêve du philosophe libéral John Stuart Mill dès 1848, quand il imaginait un « état stationnaire » ( « stationary state »). Par-delà croissance et décroissance, Mill proposait un système a-croissant (au sens d'a-thée, par exemple). Le marché continuerait à assurer l'échange des biens à travers le système des prix, mais la croissance se bornerait à la production de services (de récupération, réparation, reconditionnement, revente, etc.) et ne pourrait donc plus servir d'étalon à la prospérité des sociétés. Si tout est recyclé, que reste-t-il de la valeur ajoutée ? Nous pourrions alors nous projeter vers d'autres critères de développement. « L'état stationnaire de la population et de la richesse n'implique pas l'immobilité du progrès humain, précise Mill. Il resterait autant d'espace que jamais pour toutes sortes de culture morale et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l'art de vivre lorsque les âmes cesseraient d'être remplies du soin d'acquérir des richesses. » La croissance est morte, vive le progrès !
Il nous manque encore une révolution industrielle, celle de l'écoconception, qui prévoit le réemploi du produit dès son origine.
Il est certain que les 7.000 nouveaux modèles produits chaque jour par Shein ne vont pas dans cette direction. Le dernier rapport sur l'économie circulaire (Circularity Gap Report 2025) n'est guère optimiste, constatant une diminution de la part de matières secondaires dans l'économie mondiale, de 7,2 % à 6,9 %. Il nous manque encore une révolution industrielle, celle de l'écoconception, qui prévoit le réemploi du produit dès son origine. Et il nous faut surtout une révolution culturelle, en cessant de sacraliser ce qui semble nouveau, intouché, vierge.
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Dans une économie en état stationnaire où les prix des biens matériels baissent tendanciellement, qu'est-ce que le luxe ? Non plus le rare, puisque tout peut être produit et reproduit à la demande, mais le singulier, le rafistolé, le bricolé, le cousu main, le fait maison. La crise de l'abondance se résoudra avec des ciseaux et des aiguilles !
Gaspard Koenig est philosophe.