Lucie Castets : « La France est un pays d’électeurs de gauche qui s’ignorent »

Le monde d’après ne sera possible qu’avec des services publics revivifiés, soutient Lucie Castets. Elle en fait une clé de la reconquête politique. Et plaide pour une fiscalité sur les plus riches.

Lucie Castets, haute fonctionnaire et ancienne conseillère aux finances et au budget de la maire de Paris, a été proposée par les partis du Nouveau Front populaire pour le poste de Première ministre en juillet 2024. Cofondatrice du collectif Nos Services publics, elle publie vendredi 2 mai Où sont passés nos milliards (éd. du Seuil).
Lisez ce grand entretien ci-après ou écoutez-le ci-dessous ou sur une plateforme d’écoute de votre choix et regardez-le en vidéo.

Reporterre — Vous aspirez à changer l’état actuel des choses. Racontez-nous votre « monde d’après ».
Lucie Castets — Les services publics y sont remis au centre de notre pacte social, mais aussi de notre fonctionnement collectif. C’est-à-dire que les dépenses collectives viendront financer un service qui répond à un besoin social collectivement déterminé. Parce que c’est le plus juste, mais aussi le plus efficace. Ces dernières décennies, nous avons assisté à une réduction progressive des services publics de manière insidieuse, non explicitée, non concertée, non démocratiquement décidée.
Les services publics seront une sorte de boussole pour la société de demain, un monde dans lequel l’État et la puissance publique auront retrouvé toutes leurs capacités à réguler et à décider pour l’avenir commun.
« L’État aide les entreprises pour 200 milliards d’euros par an »
Aujourd’hui, l’État joue un rôle de béquille d’un capitalisme qui a échoué à organiser la répartition des richesses et la transition écologique. Le monde de demain sera une société dans laquelle on vivra bien et où l’on évitera les 4 °C de réchauffement, une société dans laquelle l’État aura un rôle de stratège. Il faut redonner à l’État les moyens de penser l’avenir sur le temps long.
L’État a considérablement développé ses aides aux entreprises, à hauteur d’environ 200 milliards d’euros par an, sous forme de subventions directes, de moindres recettes fiscales et de niches fiscales. Cela devrait être fait de manière beaucoup plus ciblée et stratégique. Remettre au cœur de la question démocratique la répartition entre le secteur privé et le secteur public permettra de dépasser les impasses du capitalisme.
« Un système qui ne reposerait que sur des initiatives locales, aussi performantes soient-elles, créerait d’immenses inégalités entre les territoires où ces initiatives existent et ceux où elles n’existent pas. » © Mathieu Génon / Reporterre
Comment donner plus de poids à l’auto-organisation tout en ayant un État fort ?
La clé est de s’appuyer sur des dispositifs de concertation démocratique qui font remonter les aspirations des gens sur le terrain et de valoriser ce qui est fait. À l’échelle locale, il y a énormément d’initiatives et elles fleurissent même dans les moments de crise. il serait contreproductif d’oublier le mouvement associatif et de ne pas s’appuyer dessus. La question est d’articuler ce qui se passe de foisonnant sur le terrain et ce qu’impulse l’autorité centrale.
Lire aussi : Ces habitants créent leurs institutions pour combler l’absence de l’État
La difficulté avec un système qui ne reposerait que sur des initiatives locales, aussi performantes soient-elles, c’est qu’elles créent d’immenses inégalités entre les territoires où ces initiatives existent et ceux où elles n’existent pas. Il est donc nécessaire d’investir l’échelon central — État et collectivités territoriales — pour proposer un socle de services publics répondant aux besoins de tout le monde, sans dépendre de la capacité locale des citoyens à s’organiser.
Quelles sont les difficultés à surmonter dans la situation politique actuelle ?
Ce qu’Emmanuel Macron a su faire à la perfection est de donner l’impression que l’histoire était terminée. C’est Margaret Thatcher 2.0. Il ne formule même plus l’idée selon laquelle il n’y a pas d’alternative. Il présente les choses comme s’il n’y avait pas d’idéologie, sur le ton : « Moi, ce que je propose, ce sont des choses qui marchent. » Mais cela n’a aucun sens. Les choses marchent ou ne marchent pas à l’aune d’objectifs, de politiques publiques et d’intérêts.
« La population a intérêt à qu’augmentent les impôts sur les plus riches »
Un rapport de la Cour des comptes montre que, depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse des prélèvements obligatoires représente 62 milliards d’euros de recettes en moins chaque année. À titre de comparaison, la transition écologique nécessiterait un investissement de 30 milliards d’euros tous les ans. Il faut cesser de dire qu’on n’a plus les moyens, comme si c’était un état de fait sur lequel on n’aurait aucune prise. En réalité, c’est une question de politique économique et de choix politique.
Quels sont les autres obstacles au changement, en dehors de la position d’Emmanuel Macron ?
La France est un pays d’électeurs de gauche qui s’ignorent. Il y a quelques mois, un sondage a été fait dans le cadre d’une niche parlementaire du groupe insoumis et les réponses ont massivement été en soutien des mesures portées par la gauche. Si nous arrivions à faire correspondre ce que les gens souhaitent et leur vote, les obstacles seront dépassés.
La grande majorité de la population a intérêt, par exemple, à ce qu’augmentent les impôts qui pèsent sur les plus riches, alors que le capital est aujourd’hui beaucoup moins taxé que le travail. Les très grosses entreprises payent en proportion de leurs profits beaucoup moins que les petites entreprises. La gauche doit mener une bataille culturelle et démontrer que notre politique économique est crédible et qu’elle fonctionne.
« La dégradation de l’état des services publics peut conduire à un sentiment d’isolement et d’abandon de la part de l’État. » © Mathieu Génon / Reporterre
En somme, la gauche doit savoir expliquer aux petits patrons et aux employeurs que leur intérêt n’est pas le même que ceux des grandes sociétés du CAC40…
La gauche doit aussi expliciter le fait que le Rassemblement national a un discours totalement irrationnel sur le plan économique. Le RN dit qu’il faut retrouver la grandeur de l’État, des services publics et aider les petits patrons. Mais en fait, il propose de diminuer les recettes fiscales de l’État, donc nos capacités à financer nos services publics.
La gauche doit pointer ces incohérences dans le discours du RN et dans la politique économique menée par le gouvernement. La politique économique actuelle s’est fondée sur l’idée que la réduction des impôts allait stimuler l’activité. On voit aujourd’hui qu’on est dans une impasse totale du fait de cette vision.
La montée en puissance du RN n’est-elle pas liée à la déshérence des services publics, particulièrement dans les régions éloignées des centres des métropoles ?
Le chercheur Félicien Faury montre, dans Des électeurs ordinaires, que la réduction des mécanismes de protection sociale et des services publics dans des territoires isolés peut conduire à une concurrence des précarités. Certaines personnes en viennent à considérer qu’il n’y a pas assez pour tout le monde et qu’il est normal que les populations considérées comme françaises de souche aient accès de manière plus ouverte aux services publics.
« J’irai en vélo à Matignon »
La dégradation de l’état des services publics peut conduire à un sentiment d’isolement et d’abandon de la part de l’État, ce qui favorise la propagation du discours raciste et cette concurrence entre les précarités.
L’entretien en vidéo :

Pourquoi la gauche et les écologistes n’arrivent-ils pas à faire entendre ce que vous dites ?
D’une part, la gauche a pendant longtemps renoncé à déployer un discours différent de celui du néolibéralisme. Par exemple, beaucoup de responsables de gauche ont parlé de « charges sociales » et non de « cotisations sociales ». La gauche s’est accoutumée aux limites du capitalisme et a proposé des aménagements résiduels.
Elle a ainsi perdu la bataille culturelle et celle du vocabulaire. Donc aussi celle de penser le projet alternatif. Cela explique que les idées de droite se sont diffusées. La deuxième réponse, c’est qu’il est beaucoup plus dur de convaincre lorsque l’horizon proposé se projette à très long terme et est pour l’instant inconnu.
N’êtes-vous pas désespérée quand vous voyez l’état actuel de la gauche et des écologistes ?
Nous n’avons pas le droit d’être désespérés. Ceux qui subissent le plus le désespoir sont les personnes précaires, les migrants, les gens qui sont au chômage ou au Smic. J’aimerais qu’on arrive à aplanir les querelles entre partis. Il faut construire un programme pour l’avenir qu’on souhaite proposer à nos concitoyens. Il y a un socle idéologique commun entre tous les partis de gauche.
Ce qui me permet de ne pas désespérer est de constater que sur le terrain, le peuple de gauche est très demandeur d’une union de la gauche. Si on veut gagner des élections et gouverner en représentant plus de 50 % des votes, il faut rassembler toutes les sensibilités de gauche.
« Il est beaucoup plus dur de convaincre lorsque l’horizon proposé, si on parvient à le dessiner, se projette à très long terme et est pour l’instant inconnu. » © Mathieu Génon / Reporterre
Quelle serait votre première mesure en tant que Première ministre ?
De revenir à la retraite à 62 ans. Et il y aura aussi des mesures de justice fiscale.
Si Bernard Arnault refuse de payer la taxe de 2 % sur le patrimoine et menace de quitter ce pays, que lui répondrez-vous ?
Qu’il bénéficie de la façon dont la France soutient ses services publics. Qu’il bénéficie des infrastructures françaises, de l’éducation donnée aux gens qu’il emploie et qu’il est donc tout à fait normal et sain qu’il contribue à la hauteur de sa richesse. S’il se met en infraction avec la législation fiscale, il devra être poursuivi.
Est-ce que vous irez à vélo à Matignon ?
Si le système de sécurité le permet, oui. C’est un des grands bénéfices de la villeplugin-autotooltip__blue plugin-autotooltip_bigWikikPedia

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de Paris, d’avoir développé autant de pistes cyclables.
Ce serait un bon exemple pour François Bayrou qui, non seulement prend l’avion pour aller à Pau, mais maintient des subventions très fortes pour l’aéroport de sa villeplugin-autotooltip__blue plugin-autotooltip_bigWikikPedia

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Au-delà de l’anecdote, il doit y avoir une exemplarité totale des dirigeants politiques vis-à-vis de leurs concitoyens.
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