"Insultes contre Louis Boyard et suppression de C8 : Cyril Hanouna, le dévoiement politique de l’amitié"

« Espèce d’abruti », « T’es un abruti », « Tocard, va », « Bouffon, va », « Toi, t’es une merde » : un animateur de télévision ne devrait pas dire ça à un député de la nation invité de son émission. Ainsi en a statué le tribunal correctionnel de Paris le 20 février en condamnant l’insulteur, Cyril Hanouna, à 4000 euros d’amende, donnant donc raison à l’insulté qui l’avait saisi, Louis Boyard.
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L’altercation de 2022 ayant donné lieu à ces insultes ne vaudrait pas qu’on y revienne si, la veille même de la décision du tribunal, le Conseil d’État n’avait validé la décision par l’ARCOM de supprimer C8, la chaîne de l’émission d’Hanouna qui en avait été le théâtre : Touche pas à mon poste. À l’heure où Hanouna évoque des ambitions présidentielles tout en laissant planer le doute sur la postérité de cette émission à laquelle il doit sa popularité, ces deux décisions, considérées ensemble, mettent en lumière l’un des maux de notre époque : le dévoiement politique de l’amitié.
Politique et amitié
De fait, si Boyard a d’abord subi les foudres d’Hanouna, c’est pour avoir, sur le plateau de son émission, cité le nom de Vincent Bolloré parmi ceux des « cinq personnes les plus riches de France qui appauvrissent l’Afrique ». Or, a expliqué par la suite Hanouna pour justifier sa réaction, Bolloré, en plus d’être le propriétaire de C8, est pour lui « un ami qui l’a toujours soutenu » : « Un ami de 20 ans, je le défendrai toujours ». Et c’est aussi au nom de l’amitié qui le liait à Boyard – mais cette fois amitié trahie – que chroniqueurs et hommes politiques ont excusé ses insultes : « Quand on se sent trahi par un ami, forcément on s’énerve », « il a engueulé Louis Boyard comme on engueule un copain », « c’est une dispute entre deux personnes qui se connaissent »…
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Pour éviter ces débordements, l’amitié devrait-elle être cantonnée à la sphère privée, et tenue à l’écart de la sphère publique ? Au contraire, comme le rappelle Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié en se fondant sur Aristote, politique et amitié sont par définition intimement liées : « L’œuvre du politique, l’acte ou l’opération proprement politiques reviennent à créer le plus d’amitié possible ». Si perversion de l’amitié il y a eu sur le plateau de « Touche pas à mon poste » avec cette altercation, c’est donc plutôt parce qu’elle est venue entraver, et même étouffer, la parole politique. On peut tout dire sur le plateau d’Hanouna, il le répète à l’envi – sauf ce qui contrevient à l’amitié.
Or, au point extrême de cette logique, qui a été franchie lors de l’émission, l’amitié envahit le champ politique au point de s’y substituer. Boyard n’aurait pas été élu député par le peuple, mais par Hanouna et Bolloré en vertu de l’amitié qui les liaient : « Si t’es député, c’est grâce à nous », lui a-t-il lancé lors de l’altercation. Suivant la même logique, selon Jean-Marie Bigard défendant Hanouna sur le plateau, Touche pas à mon poste ! est un hémicycle plus légitime que l’Assemblée nationale ou le Sénat, parce qu’il compte deux millions de téléspectateurs. Or ce qui lie Hanouna à ces téléspectateurs est de l’ordre de l’intime (il les appelle ses « chéris d’amour »), un lien proche de l’amitié en ce qu’il tient surtout à la « loyauté ».
Démocratie directe et indirecte
Si cette « loyauté » évoque d’abord la mafia, ou encore le tyran et de sa cour, la « légitimité » qu’invoque Bigard est bien démocratique. De fait, quand Hanouna se fait fort de ses deux millions de téléspectateurs pour écraser Boyard aux quelques milliers d’électeurs, quand il se félicite de « respecter plus le public que les institutions », il en appelle, contre la démocratie « représentative » du député, à une forme censément plus pure de démocratie : la démocratie « directe ». Dans les termes de Jean-Jacques Rousseau, l’un de ses principaux théoriciens, le public lui tient lieu de « volonté générale », les institutions et Boyard n’en sont que les « commissaires », et les rires valent constant « plébiscite ». Et certes, on peut porter au crédit d’Hanouna d’avoir par ce biais politiquement revitalisé le segment de la population qui forme son public, ce qui explique que nombre de personnalités politiques se soient rendues sur son plateau.
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Mais c’est ici que la perversion atteint un degré supplémentaire. Il y a en effet une ironie suprême à aller chercher le « direct » dans le « média », si l’on prend ce dernier terme au sens littéral. La démocratie « en direct » n’est pas la démocratie directe : entre Hanouna et son public, il y a toujours une caméra ; or l’on peine à imaginer Rousseau, plutôt technophobe, préférer le peuple « médiatisé » au peuple « représenté ». Surtout, si les « amitiés » privilégiées d’Hanouna, elles, ne sont pas médiatisées, se jouent à l’écart de la caméra, elles s’apparentent plutôt à une clique : on retrouve la logique mafieuse. Pour détourner une formule fameuse, Hanouna, c’est la démocratie directe pour les riches (les « amis »), et la démocratie indirecte pour les pauvres (le public).
La difficulté que soulève l’amitié en politique est donc, pour rester avec Aristote, celle du « juste milieu » à trouver entre la proximité du direct, qui est aussi celle du domaine privé, et la distance de la médiation, qui est aussi celle de la représentation politique. Trop proche, l’on étouffe, trop loin, l’on se détache : si l’amitié a tout à voir avec la politique, c’est parce qu’elles sont régies par la même injonction contradictoire. Or Hanouna, lui, avec Touche pas à mon poste, était à la fois trop proche et trop loin. Trop proche de Bolloré, trop loin de son public (« télé-vision », la distance est dans le mot). Trop proche comme ami, trop loin comme homme politique – et opérant une confusion dangereuse entre ces deux sphères quand il appelle « mes chéris » des personnes qu’il n’a jamais rencontrées, quand il insulte un représentant du peuple pour défendre un ami proche.
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Où trouver le « juste milieu » ? Peut-être chez Hannah Arendt, avec la définition qu’elle propose d’une notion parente de l’amitié, et qui est de fait est la grande absente de maints débats aujourd’hui : le respect. « Amitié sans intimité et sans proximité », « considération pour l’autre depuis la distance que le monde met entre nous », le respect concilie proximité et distance en nous invitant à la fois à reconnaître l’irréductible altérité de l’autre, et le fait que l’on partage avec lui un monde commun. La politique ne se joue pas entre amis, mais entre étrangers qui, parce qu’ils se respectent, apprennent à construire un monde commun.
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