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====== «J'ai déplacé l'éléphant», le livre le plus ignoble de Patrick Sébastien ======
Déplacer l'éléphant? Ça ressemble à un programme politique. Après tout, en 1997, le ministre de l'Éducation nationale Claude Allègre voulait «dégraisser le mammouth». La formule, qui avait fait couler beaucoup d'encre, correspondait à son envie de «débureaucratiser» un système considéré comme archaïque. Puisqu'il a parfois été tenté de se mêler de politique, Patrick Sébastien allait-il lui aussi utiliser la métaphore animalière pour nous dévoiler un pan important de son programme?
La réponse survient dès la première page: non, niet, nada, il n'est absolument pas question ici de réformer ou bouleverser quoi que ce soit. Si Patoche nous parle de faire bouger un pachyderme, c'est parce qu'un soir de blues, fraîchement bouté hors de France Télévisions par Delphine Ernotte, il a rencontré une jeune femme qui lui a offert ce proverbe indien:
«Si tu vois tout en gris, déplace l'éléphant!»
Cette phrase semble en avoir touché plus d'un, puisque la docteure en philosophie Pascale Seys l'a également utilisée pour le titre de l'un de ses ouvrages. Patrick, lui, semble avoir été modérément inspiré par le proverbe. Il l'a trouvé rigolo et étonnant, certes, puis il en a simplement déduit que pour renouer avec sa bonne humeur, il lui suffisait de «virer la grisaille qui encrassait [ses] enthousiasmes». Autrement dit, pour retrouver le sourire, il suffit de vouloir être heureux. Et dire qu'il y a des cons pour enchaîner les séances de psy et avaler des antidépresseurs, alors que la solution était là, sous nos yeux.
Je suis Mike Horn
L'autre conséquence de cette «phrase inoubliable», c'est que Patoche a décidé de remplir tout un livre avec d'autres citations mémorables qui ont jalonné sa vie. Autrement dit, dès qu'un pote ou un inconnu a dit un truc qui lui semblait inédit ou désopilant, il a noté ça dans sa petite caboche ou dans un carnet à spirales, puis il a tout recraché dans ce bouquin, au gré de chapitres indépendants qui lui donnent une sérieuse allure de fourre-tout.
Autant vous dire que la plupart des citations en question ne sont pas mémorables du tout (ou alors pas pour les bonnes raisons), qu'on en a déjà lu une partie dans ses autres livres («on» = moi), que l'immense majorité se termine par un point d'exclamation (le pire signe de ponctuation qui soit)… Mais Patrick, lui, n'en a cure: il nous sert chaque bon mot comme s'il s'agissait d'un plat de restaurant trois étoiles, à la manière de ces gens qui nous disent «j'en ai une bonne, tu vas hurler de rire!» (point d'exclamation) avant de raconter une histoire drôle ou «tu vas en prendre plein les yeux!» (point d'exclamation) avant de nous montrer leurs photos de vacances.
Oui, voilà, c'est ça: la lecture de J'ai déplacé l'éléphant donne l'impression d'avoir été invité à dîner par Patrick Sébastien, puis de devoir subir à la fois une multitude de blagues éculées et l'intégralité des diapositives de son dernier séjour au soleil. L'ennui est double, le malaise constant, et il faut vraiment se hisser au niveau de Mike Horn pour parvenir à survivre dans de telles conditions. Vraiment c'est une épreuve.
Vol de cuivre et vol de répliques
Rien ne nous est épargné dans J'ai déplacé l'éléphant. À commencer par le racisme ordinaire sous couvert d'humour. Prenant le temps de nous présenter Marie-Frontine, la fille de ses amis Marie-Louise et Olivier, il nous la décrit comme «un rayon de soleil permanent» et nous explique qu'elle a une sacrée répartie: «Question réplique, c'est du lourd!» Travaillant comme assistante sur son émission «Les Années bonheur», la jeune femme dit d'un chanteur gitan dont la chanson ne lui plaît guère: «À mon avis, faut qu'il retourne voler du cuivre!»
La classe. La grande classe. «Ne va surtout pas lui dire!», lui lance Patoche, hilare. «J'vais m'gêner!», répond-elle, avant d'aller renouveler sa blague face à l'artiste en question. Lequel aurait trouvé la vanne hilarante. Voilà le genre de «pépite» proposée dans ce livre. La scène aurait pu être l'occasion de réfléchir au fait que les mots ont un sens ou d'analyser pourquoi, dans cette situation, le chanteur n'a de toute façon pas d'autre choix que de rire à ce pet de l'esprit –qu'il trouve ça drôle ou qu'il ait juste peur de ne plus être invité. Mais non, il s'agit juste de s'esclaffer au premier degré face à une réplique ni cinglante, ni imaginative, seulement épouvantable.
«J'avais passé le concours d'inspecteur en 1972. J'ai échoué d'un point. À quoi tient une destinée?»
Patrick Sébastien
Patrick nous fait également le coup de la saillie désopilante que tout le monde connaît, mais dont il nous jure que c'est quelqu'un de son entourage qui l'a inventée. Racontant une soirée de Saint-Valentin au cours de laquelle Marie-Louise et Olivier (encore eux) sont accostés par un vendeur de fleurs, Patrick nous relate la réaction du monsieur: «C'est pas la peine, on a déjà baisé!»
Cette réplique-là, nous assure Patoche, «est devenue une réelle réplique de film. Elle est balancée par Alain Chabat dans Gazon maudit. Je ne sais pas quel a été le cheminement de cette réplique pour arriver dans le scénario, mais ce dont je suis certain, c'est de l'endroit de sa création et du nom de son auteur véritable.» Quelle logique imparable. Si demain, dans un film, quelqu'un dit «Passe-moi le sel», je n'hésiterai donc pas à affirmer que puisque j'ai déjà entendu ma meilleure amie prononcer cette phrase, c'est que 1) elle en est l'incontestable autrice, et que 2) c'est forcément remonté jusqu'aux oreilles des scénaristes du film en question.
Déformations professionnelles
De toute façon, le déplaceur d'éléphant n'est pas à une approximation ou à une déformation près. Alors qu'on pensait tout connaître de sa biographie, voilà qu'on apprend qu'il a failli finir policier: «J'avais passé le concours d'inspecteur en 1972», nous dit-il. «J'ai échoué d'un point. À quoi tient une destinée?» La suite, c'est du pur Patrick: «À la dissertation du concours de flic, j'ai eu 3. […] Je crois surtout que plus que la forme, c'est le fond qui a dû les dérouter. Une pensée anarchiste et libertaire, ça ne va pas trop avec l'insigne et les procès-verbaux.» Quel énorme mytho. Tout ça pour nous servir un chapitre poussif sur les meilleures répliques prononcées par des membres de la maréchaussée ou à propos d'eux.
On ne croit pas plus à ce récit de vie censé nous coller la chair de poule: celui du père d'un enfant hospitalisé, refusant qu'un individu d'origine antillaise s'occupe de son mouflet. Face à la résistance de la directrice de l'établissement, l'homme dut se résoudre à ce que «l'Antillais» (c'est comme ça qu'il est décrit à trois reprises, mais en revanche nulle trace de sa fonction) reste en poste. Et là, attention émotion:
«Au bout d'une semaine de cette proximité, il était entré dans le bureau de la directrice, s'était assis calmement, avait sorti un bout de carton se sa poche et avait dit, les larmes aux yeux: – Regardez! C'est ma carte du Front national. Je la déchire pour toujours.»
C'est si beau, non, ces histoires de racistes qui retournent leur veste en deux temps trois mouvements après avoir rencontré une personne racisée et en avoir tiré une grande leçon de vie? N'est-ce pas à la fois crédible et bouleversant? Cela fait véritablement de Patrick Sébastien le grand écrivain de la lutte antiraciste (à ce stade, précisons qu'il s'agit d'ironie, car si par le plus grand des hasard il venait à découvrir ces lignes, il risquerait de les prendre pour une déclaration d'admiration et un encouragement à continuer).
«Du pain bénit pour les associations anti-sexisme et racisme réunies. Sans compter les aficionados de la protection animale capables de lui intenter un procès pour encouragement à la zoophilie. Mais stop! Je me suis égaré dans la jungle bien-pensante.»
Patrick Sébastien
Mais lisons plutôt ce que dit Patoche à propos de Claude Nougaro, avec lequel il a vécu «de trop rares moments d'intimité». Le chanteur toulousain «ne prenait aucune précaution oratoire de bon aloi. Il appelait un chat un chat et un coq une pendule» (hommage à l'une de ses chansons, vous êtes en droit de ne pas avoir la ref). Mais l'essentiel survient juste après. Toujours sur Nougaro, Patrick Sébastien écrit ceci.
Attendez une seconde. Avant d'ouvrir les guillemets (avec des pincettes, comme dirait Desproges), sachez que dans l'extrait qui va suivre, j'ai sciemment remplacé les deux occurrences du «N-word» (ici genré au féminin) par la lettre N majuscule. Il y a des ignominies que je n'ai nullement envie de reproduire en toutes lettres.
«C'était l'époque où on n'était pas obligé de sélectionner ses mots par crainte d'une retombée médiatique atomique. Il disait: – J'aime les N au dos luisant comme un boa! Tu imagines aujourd'hui l'infamie? Le buzz. Comparer une femme à un serpent. Et bien plus que noire, “N”! Du pain bénit pour les associations anti-sexisme et racisme réunies. Sans compter les aficionados de la protection animale capables de lui intenter un procès pour encouragement à la zoophilie. Mais stop! Je me suis égaré dans la jungle bien-pensante.»
Si les bras vous en tombent, sachez que c'est bien normal. Qu'employer ce terme en toute décontraction lorsqu'on est aussi blanc que lui ou moi, c'est totalement proscrit. Qu'exhumer une phrase de Nougaro pour crier à la censure et proclamer son aversion pour le «wokisme», c'est aussi idiot que crétin. Et que se vautrer ainsi dans une absence totale de recul ne fait que rendre encore un peu plus ridicules ses historiettes indigestes à base de raciste qui déchire la carte de son parti chéri.
Bingo queerophobe
Mais J'ai déplacé l'éléphant n'est pas que raciste. Il est aussi misogyne («Tu veux connaître le meilleur ami de l'homme? Enferme ta femme et son chien dans le coffre de ta voiture pendant deux jours. Quand tu vas les libérer, c'est ton chien qui te fera la fête!»). Et il est également queerophobe, même si bien évidemment il pense être tout le contraire.
Ça part mal avec le titre du chapitre consacré aux phrases mémorables liées aux thématiques LGBT+: «Un travelo nommé désir». Ensuite, après la traditionnelle note d'intention dans laquelle Patrick nous assure être le plus progressiste des humanistes («Ces fractions de la communauté LGBT commencent enfin à s'inscrire dans le quotidien avec de moins en moins de rejet. J'en suis ravi»), il ne tarde pas à se prendre les pieds dans le tapis.
«Un transsexuel s'est débarrassé de ses attributs masculins. Un travesti s'habille en femme mais les a gardés. Ce que m'a très bien imagé un ami grand chef cuisinier étoilé: – Une poêle, c'est pas une marmite!»
Patrick Sébastien
Note pour le prochain Noël: penser à offrir à Patrick Sébastien Ceci n'est (pas) un livre sur le genre de Morgan N. Lucas, ou Une Histoire de genres de Lexie. Cela lui évitera de réécrire un jour des choses aussi affreusement péremptoires que:
«La confusion la plus fréquente est entre les transsexuels et les travestis. Petit cours de différence appliqué: un transsexuel s'est débarrassé de ses attributs masculins. Un travesti s'habille en femme mais les a gardés. Ce que m'a très bien imagé un ami grand chef cuisinier étoilé: – Une poêle, c'est pas une marmite!»
Faut-il vraiment démonter chaque mot de ce paragraphe qui fait à la fois saigner les yeux, le cœur et le cerveau? En réalité, on ne sait par où commencer. Peut-être par le fait que le terme «transsexuel» est à proscrire, et que nul n'est censé l'ignorer. Ou bien par la façon dont Sébastien réduit la transidentité à une affaire d'attributs sexuels que l'on sectionne. De toute façon, dans un pays où même le président est capable d'essayer de gratter quelques voix en disant craindre qu'on puisse «aller changer de sexe en mairie» si la gauche passe aux législatives, peut-on vraiment être étonné?
La suite du chapitre est à l'unisson, réduisant les personnes trans et les adeptes du travestissement au cercle des «milieux interlopes» –à croire que ces gens sont comme des vampires: ils n'ont le droit d'exister que la nuit. D'ailleurs, si l'on se fie au livre, tous pratiquent le travail du sexe. À croire qu'opérer une transition de genre ou se travestir conduit forcément à la prostitution.
On ne le répétera jamais assez: lire Patrick Sébastien dans le texte, c'est parfois assez éprouvant. Mais là, avec J'ai déplacé l'éléphant, la ligne jaune est si souvent franchie qu'il est bien difficile de poursuivre la lecture jusqu'au bout. Étonnant de la part d'un livre qui se voulait tantôt léger, tantôt poétique, et en tout cas toujours inspirant. À ce stade, l'auteur n'a nul besoin de déplacer l'éléphant pour tenter de voir la vie en moins gris: ce qu'il lui faut, c'est commencer par balayer devant sa porte et virer la merde qu'il a dans les yeux.
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