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DOSSIER
PROTECTION DE L’ENFANCE : UNE MISSION SACRIFIÉE
Leurs décisions laissées en suspens, les juges des enfants sont gagnés par un sentiment d’impuissance
30 juin 2024 | Par Mathilde Mathieu
Des mineurs maltraités censés bénéficier d’éducateurs ou de placements ne voient rien venir avant des mois, voire des années. Alors que les Assises de la protection de l’enfance se tenaient les 27 et 28 juin à Lyon, des magistrats décrivent les conséquences de ces délais indignes.
Quand la fratrie se présente devant le juge des enfants, le contraste saute aux yeux. Les deux aînés « arrivent avec des vêtements sales et troués, les ongles noirs, des cernes, la peau pâle ». Les deux cadets « sourient, semblent en pleine forme, ont même le teint hâlé ». Neuf mois auparavant, ce magistrat avait ordonné le placement des quatre enfants, battus par leur mère. Mais seuls les petits ont pu être confiés à une famille d'accueil, qui vient de les emmener en vacances. Faute de places en foyer, les deux grands sont restés coincés avec leur mère. Neuf mois…
« Dans l’attente, celui de 14 ans a commencé à commettre des infractions et à adopter des comportements à risque, y compris de nature sexuelle, et s’est retrouvé victime de violences commises par des plus grands », rapporte le juge, Maxime*, effaré que ses décisions se retrouvent ainsi, de plus en plus souvent, mises « en attente ». Ce magistrat est loin d’être le seul.
Les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE), qui dépendent des départements, sont censés mettre immédiatement en œuvre les mesures de protection ordonnées par des juges, qu’il s’agisse de placements pour des mineur·es en grave danger ou de mesures d’« assistance éducative » pour des familles qu’il est encore temps d’aider (via des travailleurs sociaux). Mais faute de moyens, de plus en plus d’enfants sont laissés sur le carreau, avec des délais qui peuvent atteindre deux ans dans plusieurs endroits de France.
Dans une salle d'audience du tribunal pour enfants du palais de justice de Bobigny en janvier 2024. © Photo Ludovic Marin / AFP
« Et personne n’en parle ? Ça ne fait pas scandale !? », s’est récemment indignée la vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (principale organisation), devant la commission d’enquête sur « les manquements de la protection de l’enfance », dissoute avec l’Assemblée nationale le 9 juin au soir.
Trois jours plus tard, lors de sa conférence de presse, Emmanuel Macron a certes lancé : « Il nous faut rebâtir notre aide sociale à l’enfance. » Mais sans livrer la moindre piste. Les départements manquent d’argent, d’éducateurs, de foyers, plus ou moins selon les secteurs, mais globalement de tout.
Par où commencer ? Il n’existe même pas de statistiques officielles sur ces délais de la honte, qui passent largement sous les radars des médias. Des délais qui s’étirent, qui s’enroulent, qui finissent par étouffer des vies, et où se niche l’un des pires renoncements de la République.
Récemment, un diagnostic inédit a été fourni par le Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche), grâce à un questionnaire auquel un tiers des juges des enfants de France ont répondu. Verdict : au moins 3 500 enfants victimes d’inceste, de coups ou de négligences graves attendaient, à l’automne dernier, que leur placement – ordonné – soit mis en œuvre « pour de vrai ».
Carte réalisée par le Syndicat de la magistrature en novembre 2023, sur la base d’un questionnaire adressé aux juges des enfants.
Quant aux mesures d’assistance éducative auprès des familles, une quarantaine de magistrats signalaient entre huit et douze mois d’attente en moyenne avant leur démarrage effectif ; et une quinzaine déploraient des retards de plus d’un an.
Pour saisir les conséquences de cet effondrement silencieux, qui était sur toutes les lèvres lors des Assises nationales de la protection de l’enfance qui se sont tenues les 27 et 28 juin à Lyon, Mediapart a interrogé quatre juges (adhérent·es du SM ayant répondu au questionnaire). En poste en Seine-Saint-Denis, Sybille* résume : « Parfois, on a de la chance, la situation dans la famille se rétablit toute seule ; mais tellement de fois, c’est dramatique. »
Juge à Nantes, Charlotte* a un dossier en tête, arrivé sur son bureau parce que le père battait les enfants. « Alors que le couple se sépare, on fait une évaluation : on comprend que la mère n’est pas très au clair sur la notion de violence, mais on n’est pas sûr qu’elle en commette. » La juge ordonne qu’un éducateur intervienne. Quatorze mois plus tard, « le petit de 9 ans est retrouvé dans la rue. Il avait subi des violences très graves de la part de sa mère, qui l’a frappé avec une ceinture. Il a eu tellement peur de mourir qu’il est parti de chez lui en courant, tout nu. J’ai dû placer les deux enfants en urgence et j’ai découvert à cette occasion qu’aucun travail n’avait en réalité commencé depuis ma décision. »
Le service d’éducateurs saisi par la magistrate étant sous l’eau, aucun professionnel n’a pu se déplacer en quatorze mois. « Ça n’aurait peut-être rien évité, précise Charlotte. Mais si la mère avait été soutenue, elle aurait été moins dépassée peut-être… » « De plus en plus régulièrement », les délais d’exécution de ses décisions dépassent un an.
Sentiment de gâchis
Ces visites d’éducateurs ou d’éducatrices, c’est à la fois « pas grand-chose » et potentiellement beaucoup. « Les objectifs qu’on leur fixe sont variables, explique Charlotte. Rappeler l’interdit de la violence, évidemment ; s’assurer de l’assiduité scolaire ; jouer un rôle de tiers en cas de conflit entre adultes ; aider les parents à poser des limites ; organiser un suivi avec un orthophoniste, un psychologue, un psychomotricien… »
« J‘ai en tête un mineur de 9-10 ans plus ou moins délaissé par ses parents, qui avait de gros besoins en orthophonie et qui était en train de se “débiliser”, raconte Stéphanie*, juge des enfants en Normandie. Je décide un suivi éducatif simple, il n’est pas mis en œuvre. Après un signalement du médecin traitant, je reconvoque la famille et demande au service d’éducateurs que le dossier soit priorisé. » Sans succès.
Elle durcit sa mesure : « J’opte pour un maintien à domicile sous conditions [express], notamment de soins. » Mais au moment où le suivi démarre vraiment, il s’est déjà passé plus d’un an. Les travailleurs sociaux constatent qu’il est trop tard. « Je dois alors ordonner un placement, qui n’est même pas effectif tout de suite…, se désole Stéphanie. C’est la cata à tous les étages. »
Dans son département, un « dispositif alternatif à la liste d’attente » (Dala) a été expérimenté, dont le seul nom dit l’engrenage infernal de la protection de l’enfance. « Il y avait toujours un éducateur en veille. Mais ça ne rime plus à rien tellement ce service est à son tour engorgé », se désole Stéphanie.
Données du Syndicat de la magistrature, sur la base d’un questionnaire adressé aux juges des enfants fin 2023.
Un sentiment de gâchis et d’impuissance étreint donc ces magistrat·es. Le plus rageant, peut-être ? Ces juges arrivent régulièrement à obtenir, lors de la première audience avec les parents, une forme d’acceptation du suivi éducatif. « On leur explique que c’est dans l’intérêt de l’enfant, qu’on va les aider, déclare Charlotte. La plupart des parents adhèrent, en fait. Notamment lorsqu’ils ont de grands adolescents aux manifestations “bruyantes”. » Mais quand ils ne voient personne sonner chez eux, « ils ne comprennent plus : “Vous nous avez dit que ça n’allait pas et vous nous abandonnez ?!” ». Certains finissent par écrire au tribunal pour réclamer eux-mêmes que les décisions de justice s’appliquent.
Les magistrat·es, de plus, sont rarement informé·es de l’inexécution de leurs ordonnances. À l’issue officielle d’une mesure, il arrive que Charlotte convoque les enfants pour recueillir leur avis : faut-il continuer ou non avec telle éducatrice ? « Et ils voient à peine de qui je parle ! Tout perd de son sens. Quand la mesure se met enfin en place, on n’est plus audible. On l’est encore moins s’il faut, au bout du compte, aller vers un placement. »
Des familles qui se braquent
« Il y a des familles en demande d’aide depuis des mois qui finissent pas se braquer, témoigne aussi Maxime*. On perd le lien de confiance. » Dans son département, plus de 40 mineur·es attendent d'être placé·es en lieu neutre. Dont un enfant dont sa famille ne veut plus. « La mère a des troubles psychiatriques. Le beau-père trouve qu’il prend trop de place alors il aménage l’appartement de telle sorte que le mineur reste dans sa chambre en permanence : il mange seul, le salon avec la télé a été transformé en chambre parentale. J’ai ordonné le placement en juin dernier, mais il n’y a pas de place. » Quand même, une équipe éducative passe de temps en temps. « Je ne sais pas dans quel état sera demain cet enfant… », se désole Maxime.
« C’est terrible quand il y a des violences, mais pas seulement ; c’est terrible aussi quand un enfant est déscolarisé pendant un an, par exemple, insiste le magistrat. On finit par le retrouver au pénal. » C’est-à-dire comme auteur d’infraction.
Car ces magistrats spécialisés « mineurs » jonglent avec deux casquettes : protéger (au civil) et juger (au pénal). Or, Maxime estime qu’environ 80 % des moins de 18 ans qu’il croise au pénal dans son cabinet sont suivis (ou ont été suivis) en assistance éducative. Alors ses poils se hérissent quand il entend le premier ministre (et d’autres) clamer qu’il faut « responsabiliser » les parents des jeunes délinquants, pendant que sombre la protection de l’enfance. « Moins on la traitera bien, plus on aura de pénal », soutient Charlotte.
En Seine-Saint-Denis, Sybille avait ordonné une mesure d’assistance éducative pour un jeune de 16 ans et demi. Comme d’habitude, ça a tardé. « Entre-temps, il a été mis en cause pour des violences sur l’un de ses parents, raconte la juge. Et il va être jugé pour ça, alors que lui-même est sans doute victime de violences intrafamiliales ! S’il y avait eu un accompagnement réel… »
Mode dégradé
À force de déconvenues et de désillusions, un dilemme éthique a fini par s’installer chez nombre de magistrats : faut-il « adapter » les pratiques à la réalité ? Passer en mode « dégradé » ? À quoi rime d’ordonner un accompagnement éducatif pour une jeune fille de 17 ans quand on sait qu’elle atteindra sa majorité avant que celui-ci ait débuté ?
« On essaie au maximum de ne pas renoncer à une mesure sous prétexte qu’elle ne va pas se mettre en œuvre, confie Sybille, en poste en Seine-Saint-Denis (et qui compte au moins 18 mois d’attente pour ses mesures d’assistance éducative). Mais c’est impossible de ne pas tenir compte du contexte. »
Elle pense à un dispositif particulier : le « placement à domicile ». Étrange sur le papier, car l’enfant est « placé » chez lui. Mais cette bizarrerie va de pair avec un suivi hyper renforcé (en théorie), qui rend l’option intéressante. « Mais quand on sait ce qu’il en est… »
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Sybille cite le cas d’un enfant atteint d’une pathologie grave nécessitant des soins constants. « Il avait fait un coma à cause d’un défaut de soin, détaille la magistrate. On a d’abord fait un placement [hors de chez lui], d’autant que le parent qui le prenait en charge avait une pathologie psychiatrique non soignée. Mais cet enfant n’a pas adhéré, donc j’ai fini par faire un placement à domicile. Sauf qu’il n’était pas exécuté. Autrement dit : il est rentré à la maison quasi sans accompagnement, alors qu’il avait failli mourir. » Cet adolescent est devenu majeur avant même que le suivi ordonné devienne réalité, croit se souvenir la magistrate.
« Au bout d'un moment », ces dysfonctionnements « déforment totalement la pensée », souligne Sybille. « Imaginez un bébé pour lequel on se dit : “Avec un bon accompagnement, on peut faire quelque chose.” Sauf qu’il ne sera pas effectif… Alors la question de le placer se pose. Mais pour cet enfant, c’est partir dans une tout autre direction de vie ! »
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Par La rédaction de Mediapart
* Les personnes interviewées ont été anonymisées.
Leurs propos ont été recueillis à la fin mai.