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16/09/2024


« Mettons en lumière les dégâts invisibles de l’agriculture »

Les espèces disparaissent, mais les causes de leur destruction sont « invisibilisées », argumente l’auteur de cette tribune. À l’occasion de la Journée internationale de la biodiversité, il nous propose d’ouvrir grand les yeux.

Jacques Tassin est écologue au Centre de coopération internationale en recherche pour le développement, membre correspondant à l’Académie d’agriculture de France, auteur d’AgriculTerre. Refonder l’agriculture au service de tous (éd. Odile Jacob, 2024).

L’agriculture paraît se déployer dans la lumière. Elle laisse défiler ses panoramas colorés derrière la vitre du TGV qui nous amène d’un centre urbain à un autre. Elle demeure, à hauteur de 54 % de la surface métropolitaine, l’activité économique qui, de loin, façonne le plus nos paysages. Elle semble, au premier regard, transparente et lisible, immédiatement révélée aux yeux qui la scrutent. Et pourtant nous ne voyons d’elle qu’un archipel de pointes d’icebergs. Les médias ne nous en parlent qu’au filtre des jeux de pouvoir qui, précisément, la malmènent. Elle n’intéresse pas même les penseurs du vivant, davantage attirés par les grands espaces sauvages ou en libre évolution, en fidélité et en conformité avec une vision anglo-saxonne du monde. Elle ne paraît vouée qu’à être survolée. C’est pourtant là, au cœur de cette invisibilité de l’agriculture, que se joue l’un des grands drames de notre temps. Mais c’est aussi là, en contrepoint, que s’étend déjà le grand rhizome de demain, dans un lacis de luttes souterraines aspirant à la triple restauration d’un pacte avec le vivant, d’un solidarisme humain et d’un pilotage viable de notre monde. La mise en culture de l’invisible Par nature, l’agriculture s’enracine dans l’invisibilité. Le sol, volontiers présenté comme matriciel, objet même de l’art agricole, recouvre une opacité opportune. Loin de tous les regards, il a été insidieusement transmué par le modèle agricole occidental dominant en sol-poubelle, où sont enfouis les effluents, où sont présumés se dégrader les résidus de pesticides, et où sont censés se perdre les excès d’épandage de nitrates ou de phosphates. Ce haut lieu de la biodiversité, fondement de toute composante microbiologique du vivant, siège premier des décompositions et des régénérations, lieu de tout enracinement, demeure l’une des faces cachées des réalités agricoles contemporaines, celle d’une réduction à un support-déversoir. Le recul progressif des points de captage en eau potable procède de la même invisibilité. Entre 1997 et 2013, près de 10 % des captages d’eau potable en France ont été abandonnés pour cause d’excès de polluants d’origine agricole. Une eau potable de haute qualité, presque pure, est parfois puisée dans des nappes d’eau fossile à 80 mètres sous terre pour arroser en été le maïs, culture écologiquement aberrante puisque ses besoins en eau culminent au moment où l’on en dispose le moins. En été, la part de l’agriculture dans la consommation totale de notre pays s’élève ainsi à 85 %. L’idéologie court-termiste de l’agriculture entraîne une hausse des coûts liés à son impact sur l’environnement. Pexels / CC0 / Pixabay Au plan atmosphérique, rien ne nous permet non plus de voir que l’agriculture est responsable de 90 % des émissions d’ammoniac, un gaz dont le pouvoir de réchauffement est 300 fois plus élevé que celui du gaz carbonique, et qu’elle est à elle seule responsable de 24 % des émissions totales de gaz à effet de serre. La raison essentielle est l’excès d’élevage et de consommation de viande, y compris de viande cachée dans la restauration rapide, puisque la seule alimentation animale mobilise près de 85 % de la surface agricole utile française. Ce sont là autant d’externalités négatives qui recouvrent des coûts occultés, sachant que d’après une récente étude de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le coût réel du panier d’un foyer devrait être multiplié par deux ou par trois si l’on voulait prendre en compte les incidences liées aux effets de la production du contenu de ce panier sur la santé humaine et sur l’environnement. Si l’on s’en tient aux seules dépenses moyennes de ce foyer, la part de l’alimentation dans la consommation est passée de 50 % en 1940 à 15 % en 2000. Mais si l’on intègre les coûts cachés, on s’aperçoit que ce taux n’a en réalité pas bougé. Le court-termisme et le réductionnisme productiviste s’accommodent de cette mise en invisibilité car désormais c’est aux collectivités, et donc aux citoyens, d’absorber ces coûts cachés, et non à l’agro-industrie, qui en décline la prise en charge. L’appauvrissement de la part vivante de l’agriculture Certes, l’agriculture, même selon le modèle occidental agricole dominant, demeure une culture du vivant. En ce sens et au prix d’un minimum de cynisme, on pourrait même la prétendre invariablement biologique, puisque fondée sur une expression et une valorisation du bios (vie, en grec). L’agriculture fonde sa légitimité dans sa fonction même de produire des biens organiques à destination alimentaire, produits par le vivant, selon cette vie que nous peinons tant à comprendre, extraordinairement diversifiée, démesurément complexe, inattendue et incertaine, mais toujours créative et résiliente. C’est pourtant de cette vie même que l’agriculture industrielle se détourne. L’agro-biodiversité constitue le socle de la résilience agricole. Pourtant la course aux variétés élites, dérivées d’une approche nord-américaine fondée sur le clonage d’individus d’exception — au détriment de toute variabilité génétique adaptative —, n’a cessé de l’éroder. Elle résulte d’un modèle uniformiste et hégémonique auquel les champs et les paysages agricoles ont été conviés à se conformer. Ce que 400 à 500 générations de paysans avaient patiemment mis au point depuis l’essor du Néolithique, jusqu’à créer empiriquement 150 000 variétés de riz en Asie, quelques décennies à peine de modèle agricole occidental dominant l’ont anéanti selon une effrayante condescendance. En France, 85 % des variétés végétales et animales domestiquées ont disparu dans le même temps, et ce déclin atteint même 96 % pour les pommiers, largement remplacés par les variétés Golden Delicious, Granny Smith ou Idared, toutes issues des États-Unis. En Asie, les paysans ont développé pendant des millénaires une quantité impressionnante de variétés de riz. Pexels / CC0 / Loifotos Certes aussi, les champs ne sont pas des jardins d’agrément et les paysages agricoles ne sont pas davantage des havres récréatifs créés et entretenus pour les urbains, n’en déplaise à ceux qui réclament des coquelicots pour égayer les plaines céréalières… Mais le déclin de la biodiversité au sein des paysages ruraux retentit bien au-delà de ses limites spatiales. L’appauvrissement des foisonnements microbiens des sols, par exemple, réduit la porosité de ces derniers et, partant, leur capacité à assurer l’infiltration des eaux de pluie qui, de fait, ruissellent et gonflent à l’automne des rivières en crue. La poursuite de l’arasement des haies se solde quant à elle par un surcroît de lessivage des nitrates et des phosphates, responsable d’une eutrophisation des eaux qui se solde elle-même par des pullulations d’algues et de plantes aquatiques rendant les voies d’eau non navigables, loin, parfois très loin des terroirs agricoles. Dans vingt ans à peine, la firme aura remplacé la ferme Paradoxe de taille, la production agricole n’en est plus vraiment une. Elle participe en effet essentiellement d’une captation d’énergie issue de combustibles fossiles, et minoritairement de l’énergie solaire ou du métabolisme biologique, via la photosynthèse et la respiration. Elle est essentiellement extractive et tient en quelque sorte, sur ce plan, du tour de magie d’un habile illusionniste. Pour obtenir une calorie alimentaire, il faut dépenser 5 à 10 calories issues de l’utilisation des énergies fossiles. Pour un peu, nous n’y verrions tout au plus que du feu. Depuis le début du XXᵉ siècle, à la faveur de la pétrochimie issue du Texas, les processus biologiques et écologiques ont été remplacés, à faible coût, par l’apport d’intrants. Les pesticides se sont substitués aux régulations biologiques, aux effets immunitaires de certaines symbioses opérant dans le sol, et aux effets bénéfiques des hétérogénéités spatiales, laminées par le gigantisme du machinisme agricole et l’obsessionnelle recherche de modèles de production universels. Les fertilisants de synthèse, dont les produits azotés, ont eux-mêmes supplanté les apports organiques et la valorisation des symbioses légumineuses. Depuis les années 1960, les épandages d’azote ont été décuplés dans le monde. Le paysannat a disparu en silence De ce formidable tour de prestidigitation, qu’avons-nous déjoué ? À peu près rien, hélas. Sous le rouleau compresseur de l’agro-industrie d’origine nord-américaine, le paysannat a disparu en silence. Les paysans ne font pas de bruit, sauf lorsque l’agro-industrie les mobilise contre la grande distribution ou pour dénoncer ces indésirables restrictions environnementales qui ne lui laissent pas les mains suffisamment libres à son goût. Le déclin rural opère trop loin des villes pour y répandre des échos fidèles. Dans dix ans, la moitié des agriculteurs actuels seront retraités, les exploitations restantes tireront parti de ces départs pour s’étendre encore un peu plus, à raison de 25 % tous les dix ans. Et dans vingt ans à peine, la firme aura remplacé la ferme. La pensée d’Adam Smith, qui proposait en 1776, avec la publication de La Richesse des nations, de remplacer la reconnaissance de l’individu et du commun par une culture de l’individualisme et du profit individuel, aura totalement pénétré et recouvert ce qui fut jadis nos campagnes françaises. Le monde rural sera alors tout à fait confié à l’industrie, conformément à cette même pensée anglo-saxonne séparant, d’un côté, les espaces sauvages, de l’autre, l’espace industriel, sorte de désert vivant où les oiseaux ne chantent plus, les insectes ne volent plus qu’en sa périphérie, à l’exception des plus résistants d’entre eux, ceux-là mêmes que l’on voit précisément résister à l’expansion urbaine et s’avèrent aptes à s’accommoder de tout. L’invisibilisation du féminin Mais il y a pire encore. Selon la FAO, dans les pays en développement, l’alimentation est, à hauteur de 70 %, le fruit de l’activité agricole féminine. Le monde rural reste cependant régi par les hommes, habiles à maintenir des déséquilibres flagrants. Les revenus agricoles des femmes restent moins élevés que ceux des hommes, avec par exemple un écart de 30 % en France, selon des données de 2016, alors que dans certains pays, notamment au Sud, les femmes assurent jusqu’à 80 % de la production alimentaire [1]. Dans les pays en développement, l’alimentation provient à 70 % du travail des femmes. Pexels / CC0 / DoDo PHANTHAMALY Ce sont aussi les femmes qui, les premières, raccommodent les tissus sociaux, partout où les accrocs se sont multipliés et les étoffes solidaires se sont abîmées, en instaurant par exemple des cafés associatifs, en rétablissant des modes d’entraide, ou en créant des associations de rencontre et d’échange. Ce sont elles aussi qui rétablissent un regard sensible et attentif sur le vivant, dans une perspective de soin et d’accompagnement, et qui apprennent à composer avec les non-humains, à apprendre ce qu’il revient de connaître pour instaurer avec eux de judicieuses alliances. Ce sont elles enfin, et ce n’est pas là un détail, qui représentèrent les grandes divinités à l’origine de l’agriculture, avec Déméter et sa fille Perséphone au premier rang. L’essor néolithique est concomitant d’une révolution des symboles laissant une plus grande place aux femmes, soutient l’archéologue Jacques Cauvain. Il est hautement probable qu’il dérive d’un surcroît de soin et d’attention exercé par les femmes à l’égard du vivant, il y a environ 10 000 ans. Mais qui oserait reconnaître aujourd’hui, dans un monde rural où le virilisme surjoué domine, et à la faveur d’un relais médiatique où l’on ne tend les micros qu’aux hommes et où ceux-ci apparaissent photographiés, haut bottés et buste gonflé, au côté d’un immense tracteur, que l’agriculture est issue d’une disposition féminine ? Qui s’aventurerait à prétendre que les femmes, pour peu qu’on en reconnaisse la souplesse et la créativité dans le monde agricole, s’avèrent particulièrement bien placées pour rétablir cette alliance entre anthroposphère et biosphère dont notre monde a tant besoin ? Qui, au bout du compte, consentirait à désinvisibiliser la part fondamentalement sensible, vivante et féminine, du geste agricole ? <a href=“https://reporterre.net/Mettons-en-lumiere-les-degats-invisibles-de-l-agriculture”>reporterre</a>