20/05/2024


Giorgia Meloni assigne l’historien Luciano Canfora en justice pour diffamation, une aberration –

Libération Giorgia Meloni assigne l’historien Luciano Canfora en justice pour diffamation, une aberration – Libération A l’heure où les libertés académiques sont menacées partout dans le monde, nous, historiens, philologues, philosophes, éditeurs, journalistes, souhaiterions alerter l’opinion publique sur une affaire extrêmement grave, et qui n’a pourtant jusqu’à présent fait l’objet d’aucun article dans la presse française. Le 16 avril prochain aura lieu à Bari un procès sans exemple en Europe depuis 1945. L’historien Luciano Canfora, l’un des plus grands intellectuels italiens, est attaqué en diffamation, à 81 ans, par nulle autre que la cheffe du gouvernement, Giorgia Meloni. Voici les faits qui lui sont reprochés : il y a deux ans, lors d’une conférence dans un lycée, Luciano Canfora a qualifié Giorgia Meloni de «néonazie dans l’âme». Il faisait par là allusion au fait que le parti qu’elle dirige, Fratelli d’Italia, trouve ses origines historiques dans la «République de Salò» (1943-1945), sorte de protectorat nazi gouverné par un Mussolini Gauleiter du IIIe Reich, et qui fit régner dans l’Italie du Nord un régime de terreur que les Italiens désignent couramment sous le nom de «nazifascisme». Cette filiation est incontestable. Et de fait, Fratelli d’Italia arbore toujours la flamme tricolore du Mouvement social italien (MSI), dont le nom reprenait la titulature de Salò : République sociale italienne (RSI). Le fondateur de ce parti, Giorgio Almirante (1914-1988) affirmait encore en 1987 que le fascisme était «le but ultime» («il traguardo») de son parti. Ces origines n’ont jamais été reniées par Giorgia Meloni, qui célébrait récemment Giorgio Almirante – rédacteur de la revue raciste et antisémite La Difesa della Razza de 1938 à 1943), puis chef de cabinet d’un ministre de Salò – comme «un politique et un patriote, un grand homme que nous n’oublierons jamais», ni d’ailleurs par aucun des membres de son parti, à commencer par le président du Sénat, Ignazio La Russa, qui se vante d’avoir chez lui des bustes de Mussolini. Tous, systématiquement, refusent de se définir comme antifascistes : c’est comme si, en France, un gouvernement refusait de revendiquer l’héritage de la Résistance. De là des scènes pénibles, comme lorsque Ignazio La Russa, en visite au Mémorial de la Shoah en compagnie d’une rescapée des camps, la sénatrice Liliana Segre, répond aux journalistes qui lui demandaient s’il se sentait, ce jour-là, «antifasciste» : «N’avilissons pas ces occasions.» Pas de condamnation des manifestations néofascistes Giorgia Meloni n’a jamais condamné les manifestations néofascistes récentes, notamment celle qui a eu lieu récemment à Rome, Via Acca Larentia, ni les violences néofascistes comme le passage à tabac de lycéens à Florence l’an dernier, et elle s’est même permis – ce qui est une première en Italie – de tancer le président de la République, le très modéré Sergio Mattarella, parce que, conformément à ses fonctions de gardien de la Constitution, il avait protesté contre la violence inouïe avec laquelle la police avait réprimé des manifestations pacifistes d’étudiants à Pise et à Florence. Très loin de l’image modérée qu’elle projette sur la scène internationale, Giorgia Meloni est, en réalité, en train de mettre l’Italie en coupe réglée. Elle ne cache nullement son intention de faire évoluer l’Italie vers le modèle illibéral de la Pologne et de la Hongrie. «On pense que c’est inconcevable, mais cela pourrait arriver», déclarait en début d’année Giuliano Amato, ancien Premier ministre et président émérite de la Cour constitutionnelle. Peu après, et comme par hasard, le ministère de la Justice annulait à la dernière minute une présentation de son dernier livre devant les détenus d’une prison… C’est que cette politique comprend un volet culturel fondamental, qui n’épargne même pas un dessin animé comme Peppa Pig (un épisode montrait un jeune ours polaire élevé par un couple de lesbiennes). Il s’agit, comme l’affirmait Gianmarco Mazzi, secrétaire d’Etat à la Culture, de «changer la narration du pays». Tous les contre-pouvoirs possibles sont visés : médias publics, institutions culturelles, animateurs vedettes, journalistes d’investigation, et bien sûr intellectuels. Une émission récente recensait un nombre de procès impressionnant (et la liste n’est pas exhaustive) : le ministre du Développement économique, Adolfo Urso, attaque La Repubblica et Report ; le ministre de la Défense, Guido Crosetto, attaque Domani et Il Giornale ; le Secrétaire d’Etat Giovanbattista Fazzolari attaque Domani, La Stampa et Dagospia. La sœur de Giorgia Meloni s’invite à la fête en attaquant en justice un caricaturiste du Fatto Quotidiano. Les deux sœurs se sont même associées pour poursuivre chacune de son côté Brian Molko, le chanteur du groupe britannique Placebo… On apprend maintenant que le ministre de l’Agriculture Francesco Lollobrigida, beau-frère de Giorgia Meloni, poursuit une professeure de philosophie de La Sapienza, Donatella di Cesare, mais aussi le recteur de l’université pour étrangers de Sienne, Tomaso Montanari. «Ils ont la peau délicate», ironise Pier Luigi Bersani (PD). C’est dans ce contexte que Giorgia Meloni a fait condamner le grand écrivain Roberto Saviano à 1 000 euros de dommages en première instance (elle en demandait 75 000) pour avoir osé traiter de «salauds» la Première ministre et son vice-Premier ministre Matteo Salvini suite à la mort d’un bébé sur un bateau de migrants : «Giorgia Meloni me considère comme un ennemi», expliquait l’écrivain. «Sa volonté et celle de ses associés au gouvernement est de m’anéantir. […]. Ils ont traîné en justice la parole, la critique politique. Ils ont contraint des juges à définir le périmètre dans lequel il est possible de critiquer le pouvoir», explique-t-il à Libération. Luciano Canfora, qui jouit d’une immense notoriété dans son pays, est donc la prochaine cible. «Un des succès de Giorgia Meloni», faisait observer Federico Fubini, du Corriere della Sera, «c’est qu’elle est parvenue à rendre presque impoli le fait de lui demander ce qu’elle pense du fascisme». C’est précisément cette impolitesse qu’a osé commettre le savant helléniste. Nous sommes loin de partager tous les positionnements politiques de Luciano Canfora. Nous n’en sommes que plus libres pour affirmer son droit absolu à les exprimer. Bien plus : c’est notre devoir. Comme le formula si fortement l’un des plus grands juristes du siècle dernier, Oliver Wendell Holmes (1809-1894) : «S’il y a un principe […] qui exige plus impérieusement que tout autre d’être respecté, c’est le principe de la libre-pensée – non pas la liberté de pensée pour ceux qui sont d’accord avec vous, mais la liberté pour la pensée que vous détestez.» Freedom for the Thought That We Hate : ce fut le titre d’un grand livre d’Anthony Lewis. Il devient plus qu’urgent de le traduire. Toutes et tous, le mardi 16 avril, nous serons présents en pensée au tribunal de Bari, aux côtés du professeur Luciano Canfora. Signataires : Vincent Azoulay EHESS Maurizio Bettini Université de Sienne Philippe Borgeaud Université de Genève Johann Chapoutot Université de la Sorbonne Jean-Michel David Université Paris-I Panthéon-Sorbonne Georges Didi-Huberman EHESS Florence Dupont Université Paris-Diderot Pascal Engel EHESS Jean-Luc Fournet Collège de France Renaud Gagné Pembroke College, Cambridge Anthony Grafton Université de Princeton François Hartog EHESS Paulin Ismard Université d’Aix-Marseille Pierre Judet de la Combe EHESS André Laks Université de la Sorbonne Claudia Moatti UCLA Marie-José Mondzain CNRS Dmitri Nikulin New School, New York Robin Osborne King’s College, Cambridge Vinciane Pirenne-Delforge Collège de France Gabriella Pironti EPHE Adriano Prosperi Ecole normale supérieure de Pise Marwan Rashed Université de la Sorbonne Aldo Schiavone Université La Sapienza, Rome Claudine Tiercelin Collège de France Pierre Vesperini CNRS Patrick Weil CNRS… La liste complète des signataires est ici. Celles et ceux qui souhaitent s’associer à notre tribune peuvent écrire à canforaliberation@gmail.com Vous souhaitez publier une tribune dans Libération ? Pour connaître nos conseils et la marche à suivre, ainsi que l’adresse à laquelle nous envoyer vos propositions, rendez-vous dans la section «Proposer une tribune» en bas de cette page puis écrivez à idees@liberation.fr. https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/giorgia-meloni-assigne-lhistorien-luciano-canfora-en-justice-pour-diffamation-une-aberration-20240409_Z5SG4XVWAVEI5F6DLKQOYRDGPE/