25/12/2025/H16:00:45
Il y a du Janus dans le profil de l'agriculteur français. Côté pile, il tient Salon à Paris à partir de dimanche et se montre sous son jour le plus flatteur, le plus chéri des Français. Côté face, il mène « manifs » dans les allées du pouvoir et s'impose sous des traits vindicatifs et même casseurs. Cette dualité remonte à loin, sans jamais quitter l'actualité. Lundi dernier encore, Bruxelles a subi la clameur paysanne européenne. Quelques jours avant, le 8 février, un commando d'une centaine d'agriculteurs avait saccagé le bureau du ministre de l'Environnement : fauteuils éventrés, armoires renversées, dossiers dispersés, technocrates du cabinet de Dominique Voynet couverts de farine. Le lendemain, le Premier ministre condamnait ces exactions que le président de la FNSEA (le syndicat majoritaire) se contentait de « désapprouver ». Ce jour-là, le président de la puissante association des céréaliers (l'AGPB) paraît effondré. Car les casseurs, conduits par 5 leaders départementaux, sont tous des céréaliers de la Beauce, qui touchent entre 500.000 et 1 million de francs d'aides directes par an. Il ne cautionne certes pas ce vandalisme ; même s'il laisse entendre que le ministre Vert, coupable de vouloir taxer engrais et pesticides et « indifférent à nos efforts en faveur de l'environnement », l'a quand même bien cherché !
L'histoire du syndicalisme agricole est ainsi semée de jacqueries. L'une des plus spectaculaires remonte à 1963, lorsque Alexis Gourvennec, célèbre leader breton qualifié de « trublion » par le général de Gaulle, avait conduit l'assaut contre la sous-préfecture de Morlaix, arrachant les grilles et envahissant les bâtiments. Il y a vingt ans, les dévastatrices poussées d'adrénaline des viticulteurs du Midi étaient monnaie courante, tout comme, plus récemment, les coups de force contre les camions espagnols de fruits et légumes ou les hypermarchés. Ce recours à la violence, certes plus rare _ les éleveurs de porc et les aviculteurs, en pleine crise, paraissent tempérer leurs offensives _, risque néanmoins de finir par lasser l'opinon publique, surtout lorsqu'elle est le fait d'agriculteurs « privilégiés par la PAC ».
Appréciation du métier La plupart des leaders agricoles en sont conscients. Même si, selon un récent sondage de la Sofres, les paysans ont toujours la cote dans le coeur des Français : 77 % d'entre eux pensent qu'il faut aider l'agriculture, et 48 % (contre 26 % en 1990) encourageraient même leur enfant à devenir agriculteur s'il le souhaitait. Le fait que le revenu des agriculteurs ait sensiblement augmenté depuis cinq ans explique peut-être cette appréciation du métier. Il reste que cette indulgence de l'opinion participe à l'exception agricole française. « Dans chaque citadin français, il y a un paysan qui sommeille », s'agace un membre de la Commission européenne.
A la clef de ce statut « à part » du monde agricole dans la société française : des raisons économiques _ l'agroalimentaire réalise un excédent commercial de plus de 60 milliards de francs (9,15 milliards d'euros) en un an _ et surtout sociétales avec son exceptionnel réseau institutionnel. On vient de tester la santé de ce lobby qui a rassemblé à Bruxelles quelque 40.000 agriculteurs, français pour la moitié. Rien à voir, certes, avec les 200 à 300.000 personnes que Raymond Lacombe, ex-président de la FNSEA, était parvenu à réunir à Paris, il y a sept ans, lors de la première réforme. Les consignes des organisations passent toujours, même si, derrière l'unité de façade, les dissensions se creusent entre céréaliers et betteraviers de l'Aisne, éleveurs des régions de montagne ou producteurs de fruits du Vaucluse…
La recette de l'efficacité repose sur quatre piliers essentiels. Le premier, et le plus important, c'est la FNSEA, syndicat majoritaire qui regroupe une quarantaine d'associations spécialisées. C'est le creuset de l'« establishment agricole ». Le deuxième pilier est son satellite, le CNJA (Jeunes agriculteurs), plus progressiste, plus turbulent et vivier de la grande centrale. Le troisième, ce sont les chambres d'agriculture, regroupées au sein de l'Apca, censées faire l'interface avec les pouvoirs publics. Enfin, le quatrième, un mammouth au sigle impossible, la CNMCCA, regroupe plusieurs poids lourds : la Mutualité sociale agricole (MSA), l'assureur Groupama, la coopération (CFCA) et le Crédit Agricole.
Ces quatre structures sont elles-mêmes réunies au sein du Conseil de l'agriculture française, le CAF. C'est l'organe clef de la cogestion avec les pouvoirs publics. Depuis des décennies, les représentants du CAF rencontrent le ministre de l'Agriculture chaque premier mardi du mois. Ou plutôt rencontraient car, à son arrivée Rue de Varenne en 1997, le ministre socialiste Louis Le Pensec a mis fin à ces fameux « mardis mensuels » où se discutait, voire s'élaborait, une bonne partie de la politique agricole. Et son successeur Jean Glavany ne les a pas rétablis, même s'il consulte évidemment toujours le CAF.
Autour des « quatre grands », prolifèrent une kyrielle d'organisations professionnelles, comme les Safer (sociétés d'aménagement foncier), et d'établissements publics ou paritaires, comme l'Inao (qui gère les appellations d'origine), les offices interprofessionnels et la Sopexa (chargée de promouvoir l'exportation des produits agroalimentaires). Presque toujours présidés par des leaders agricoles, ils participent à l'encadrement fort de la profession. « C'est un Etat dans l'Etat, critique un industriel privé de l'alimentaire. Les agriculteurs ont leur fiscalité propre, leur régime social, leur enseignement, leur banque, leurs assurances. Rien de ce qui les concerne n'appartient au régime général. »
L'élan mutualiste de l'après-guerre Ce système a pris son ampleur dans le grand élan mutualiste et unitaire de l'après-guerre, alors que la IIIe République en avait posé les fondations. En 1945, la jeunesse agricole voulait rompre avec le vichysme. « Il y avait de la part du monde paysan un énorme besoin de reconnaissance, de parité avec le reste de la nation », raconte Jean Pinchon, qui fut notamment directeur de cabinet d'Edgar Faure en 1966 et président de l'Inao jusqu'en novembre dernier. Il a participé activement à la modernisation du monde agricole, aux côtés de Michel Debatisse, du « milliardaire rouge » Michel Doumeng, de Raymond Lacombe, d'Yves Barsalou (le président de la Banque verte), de Marcel Deneux, sénateur de la Somme, et de l'Aveyronnais Marcel Bruel, porte-parole charismatique des éleveurs de bétail. Symbole du « petit paysan » idéaliste qui défend sa dignité, devenu président de la FNSEA puis ministre, Michel Debatisse reste une des personnalités les plus marquantes de ce siècle pour bien des agriculteurs.
Le cumul des mandats érigé en système Issus généralement des rangs de la JAC (Jeunesse agricole catholique), ces grands leaders consolident dans les années 50, en partenariat avec l'Etat, trois grands pôles : l'un bancaire, un autre social et le troisième économique, via les coopératives, vecteur essentiel de maîtrise d'une partie de l'aval de la filière ; les grandes « coops » céréalières, Socopa dans la viande, Sodiaal dans le lait… comptent toujours parmi les ténors de l'industrie alimentaire.
Le mouvement s'amplifie avec les lois d'orientation d'Edgar Pisani en 1960 et 1962. Les enjeux sont mobilisateurs puisqu'il s'agit de conduire l'Europe à l'autosuffisance alimentaire. Première puissance agricole européenne, la France joue un rôle clef dans cette course à la productivité. On le sait, sa mission a été remplie au-delà de toute espérance : les frigos de la Communauté ont explosé, entraînant l'envolée des soutiens à l'exportation, l'apparition des quotas laitiers puis la jachère obligatoire ; sans parler de la crise de la « vache folle ».
Aujourd'hui, le productivisme a du plomb dans l'aile, l'idéal mutualiste n'est plus ce qu'il était et les bataillons d'agriculteurs se sont clairsemés. Comptant moins de 680.000 exploitations aujourd'hui, soit moitié moins qu'il y a dix ans, le monde agricole ne représente plus que 3,5 % de la population active contre près du tiers il y a un demi-siècle. Pendant ce temps, l'appareil institutionnel n'a paradoxalement pas cessé de s'hypertrophier, au point que l'on peut penser que le nombre de salariés du secteur para-agricole finira un jour par rejoindre celui des agriculteurs.
Quoi qu'il en soit, le système fonctionne bien, fort d'antennes régionales, départementales, cantonales, communales, où les élus de ces organismes sont souvent les mêmes. « Le cumul des mandats est érigé en système, c'est toute la force de la mécanique », explique un professionnel. Il se pratique assidûment au niveau local et au niveau national, le « top » étant de mixer les deux. Ainsi, Luc Guyau préside-t-il sa « fédé » régionale des Pays de la Loire, la Chambre d'agriculture de Vendée et le Copa (qui regroupe les syndicats agricoles européens) ; il siège aussi à la Caisse nationale du Crédit Agricole, au Conseil économique et social, au bureau de l'Apca. Numéro deux de la FNSEA, Dominique Chardon, lui, préside aussi la Sopexa et le Crédit Agricole du Gard… Ces mandats multiples, qui sont des parachutes autant que des tremplins pour la carrière de ces notables ruraux, contribuent bien évidemment à pérenniser le système. Sur les traces des deux ministres paysans, Michel Debatisse et François Guillaume, les jeunes se laissent même de plus en plus tenter par la « vraie » politique. Le Vosgien Daniel Grémillet, quarante-cinq ans, qui cumule la présidence de sa FDSEA, de sa chambre d'agriculture et du groupe coopératif L'Hermitage, est ainsi devenu vice-président à la région Lorraine. Un autre quadra, Christian Jacob, l'ancien chef des Jeunes agriculteurs, a, lui, carrément sauté le pas. Il est aujourd'hui député RPR de Seine-et-Marne et, dit-on, un conseiller fort écouté de Jacques Chirac sur les questions agricoles. Côté séniors, le Sénat reste un bon relais politique pour les paysans avec 20 % des 321 sénateurs issus du sérail. Le projet gouvernemental de limitation du cumul des mandats risque cependant d'y affaiblir le lobby agricole, d'autant que plus du tiers des 36.000 maires de France sont ou ont été agriculteurs.
Ce maillage institutionnel présente un évident intérêt de lobbying. Mais il a aussi permis à la FNSEA de verrouiller sa présence sur le terrain. Lorsqu'un agriculteur veut investir, il va voir sa caisse locale, dont le comité des prêts est constitué d'administrateurs qui sont, pour beaucoup, des notables estampillés FNSEA, parfois ses voisins. S'il veut s'installer, s'agrandir ou transmettre son entreprise, il doit déposer un dossier devant la CDOA, une commission _ consultative mais influente _ régulant notamment les transferts de terres et de quotas dans le département, et où siègent surtout des représentants des syndicats majoritares, des coopératives et des élus locaux. Pas question dans ces conditions de ne pas marcher au pas de la centrale. « Il est très difficile de ne pas être syndiqué », reconnaît Marcel Deneux. Il faut « en être », résume un expert du milieu.
Depuis plusieurs années, cependant, la forteresse est chahutée, de l'intérieur comme de l'extérieur. Plusieurs jeunes leaders tels Christiane Lambert et Philippe Mangin, ex-présidents du CNJA, sont conscients de la nécéssité de changer les méthodes et les mentalités. « La réforme de 1992 a bouleversé la donne, en remplaçant les prix garantis élevés par des aides directes », reconnaît Philippe Mangin, aujourd'hui président de la Chambre d'agriculture de la Meuse et du groupe coopératif EMC2. Du coup, les disparités entre productions et entre zones géographiques ont éclaté au grand jour. Et l'unité agricole en a pris un coup.
FNSEA : une forteresse ébranlée Certains syndicats minoritaires sont enfin sortis de la confidentialité, comme la Coordination rurale (droite dure) et surtout la Confédération paysanne (plutôt à gauche, elle défend la petite exploitation). Aux dernières élections, celles de 1995, aux chambres d'agriculture, la première a réalisé un score de 12 % et la seconde de 20,5 %, accédant ainsi à la représentativité. Non sans mal, les ministres d'antan ne favorisaient guère cette entorse à la cogestion… jusqu'à l'arrivée du gouvernement Jospin qui, lui, a opté pour une concertation élargie. « Désormais, confirme un porte-parole de la Confédération, le ministre nous reçoit. Nous siégeons dans 55 DOA, et nous faisons le forcing pour entrer dans tous les organismes paritaires. »
Pour la FNSEA cependant, c'est surtout de l'intérieur que viennent les risques. Les tensions s'exacerbent entre les tenants d'une agriculture de marché, exportatrice et intensive, et ceux qui prônent une agriculture multifonctionnelle, d'aménagement du territoire. Des tensions que la réforme de la PAC ne peut qu'aggraver puisqu'il y est question non seulement de nouvelles baisses de prix, mais aussi de dégressivité, voire de plafonnement des aides à l'hectare, et de réorientation d'une partie des soutiens vers des actions environnementales. Complètement en porte-à-faux avec le gros des troupes de la FNSEA, le lobby des céréaliers, le plus puissant, le plus organisé _ le seul d'ailleurs qui se revendique comme tel _, mène la vie dure à l'état-major de la centrale. D'autant qu'il constitue l'une de ses premières sources de cotisations. « L'AGPB nous tient, elle fait la loi », dénonce, impuissant, un dirigeant. De l'avis général cependant, l'explosion n'est pas à l'ordre du jour. Lorsqu'il y a deux ans trois membres de l'état-major _ dont le brillant Michel Teyssedou _ ont tenté un « coup d'Etat », ils ont été immédiatement exclus des instances dirigeantes de la FNSEA. Le 18 mars, date du prochain congrès, Luc Guyau sera donc probablement réélu dans un fauteuil pour la seconde fois ; sans doute parce que, comme l'appelle ironiquement Henri de Benoist, il est un merveilleux « monsieur Synthèse ».
Dans quel objectif cependant ? Où trouver encore des causes fédératrices ? Philippe Mangin se garde de tout pessimisme : « Nous avons des grands défis à relever en matière de sécurité alimentaire et d'environnement, des exigences que le syndicalisme a, il est vrai, trop tardé à défendre. Ce sont pourtant, à mon sens, les conditions d'un nouveau pacte avec la société. » Une partie du monde rural pense comme lui. Reste à savoir si, au-delà des mots, les agriculteurs accepteront de se rallier à ces objectifs ambitieux… et coûteux.
https://www.lesechos.fr/1999/02/reseaux-agricoles-un-mammouth-institutionnel-en-panne-dideal-764092